Les Suisses seraient prêts à vivre sans voiture

"Nous passons d’un monde où la voiture jouait le rôle de mythe à un monde de services." © iStock

"Nous passons d’un monde où la voiture jouait le rôle de mythe à un monde de services." © iStock

L’étude interdisciplinaire «PostCarWorld» rend compte de la relation contradictoire des Suisses à la voiture. Sous certaines conditions, ils seraient prêts à s'en passer. La présentation de ses résultats à l’EPFL, le 3 octobre, sera suivie de la leçon d’honneur du professeur Jacques Lévy, directeur de l’étude, et du vernissage d’une exposition dressant le bilan des recherches de son laboratoire et présentant les résultats du projet «PostCarWord».

La place de la voiture a fortement évolué dans le cœur des Suisses ces dernières années. Les contradictions des Helvètes à son égard annonceraient même un changement de société: le passage d’une société centrée sur l’objet-voiture à une société de services. Ainsi, les Suisses seraient bientôt prêts à vivre au-delà de la voiture. A abandonner, donc, un mode de déplacement pourtant longtemps synonyme de modernité. Cette mutation serait même réaliste économiquement. Telles sont les conclusions principales d’un vaste projet de recherche nommé «PostCarWorld», dont les résultats seront présentés en détails lors d’un colloque le 3 octobre prochain à l’EPFL, en présence d’Olivier Français, Conseiller aux Etats vaudois et alumni de l’EPFL.

Comment imaginez-vous vous déplacer dans un monde sans voiture? C’est la question de départ que les chercheurs ont soumise à un millier de Suisses, experts en urbanisme et mobilité et individus ordinaires. Ces derniers ont dû imaginer leur vie dans une société qui aurait choisi de vivre sans voiture non par contrainte environnementale ou manque de carburant, mais librement. L’idée de lancer une telle étude prospective a mûri plusieurs années entre les murs des instituts de recherche de la Faculté de l’environnement naturel architectural et construit de l’EPFL avant de voir le jour. Pilotée durant quatre ans par Jacques Lévy, géographe et directeur du Laboratoire Chôros de l’EPFL, son contenu s’est enrichi d’une approche interdisciplinaire auprès de chercheurs de l’EPFL, de l’ETH de Zurich et de l’Université de Suisse italienne (USI). Le projet PostCarWorld a été financé par le programme Sinergia du Fonds national suisse, qui soutient des recherches pionnières et interdisciplinaires. Des géographes, architectes, urbanistes, économistes, ingénieurs en transports et mobilité, politologues et sociologues ont ainsi mené l’enquête côte à côte, donnant lieu à plusieurs thèses et publications scientifiques et à de nombreux échanges trans- et interdisciplinaires.

Eclairer le présent

Résultats? «L’avantage d’une telle étude prospective est d’éclairer le présent: en demandant aux Suisses d’imaginer un futur sans voiture, c’est bien la situation actuelle, leur lien complexe à cet objet, que nous pensions révéler», explique Jacques Lévy. Une complexité provoquée par un changement rapide et récent du statut de la voiture chez les Suisses mais qui reste empreint de contradictions. Ainsi, une majorité des Suisses accepte d’envisager d’autres solutions que l’achat d’un véhicule, même si les pratiques évoluent lentement et si le plaisir de conduire n’a pas disparu. Entre leasing, autopartage, voitures en libres services, transports publics et télétravail, les valeurs de liberté liées à la possession d’une voiture perdent donc du terrain: «Nous passons d’un monde centré sur un objet, où la voiture jouait le rôle d’extension de la propriété privée, de mythe et de rêve, à un monde de services qui implique un autre univers de mobilité», explique Jacques Lévy.

Autre changement observé: le retour des espaces publics en ville. Le règne de la voiture a en effet transformé les villes et les paysages durant près d’un siècle. Celui-ci s’est notamment matérialisée par une séparation des flux entre routes et piétons, avec une priorité accordée, jusqu’à peu, à la route: «Nous constatons aujourd’hui un consensus parmi les urbanistes que nous avons interrogés, avec une envie de recréer la rue et de donner une importance nouvelle aux espaces partagés. La voiture doit donc s’adapter à ce monde multimodal où le piéton reprend ses droits et où la voiture ne privatise plus l’espace public.»

Dernier constat: la voiture est responsable d’un étalement urbain qui nuit, à partir d’un certain stade, à la croissance de la ville. Explications: «Le périurbain n’offre pas les mêmes accès aux services que le centre-ville et, par son développement, empêche ce dernier de rester pleinement attractif. En Suisse, nous avons constaté que le ferroviaire était paradoxalement responsable d’une partie de l’étalement urbain car il dégage les routes au lieu de les remplacer. Nous avons ainsi souvent rencontré des familles qui utilisaient simultanément le train et la voiture pour se rendre en ville. Nous voyons donc bien que la voiture ne pose pas uniquement un problème environnemental mais aussi d’urbanisme et du vivre ensemble», détaille Jacques Lévy.

L’étude consacre une partie de ses investigations à la viabilité économique d’une Suisse sans voiture et la réponse est étonnamment positive, à condition, bien sûr, de faire basculer une partie du budget consacré à la route vers le développement des transports publics et de nouvelles infrastructures: «Nous avons effectué des modélisations géographiques basées sur divers critères pour parvenir à ce constat: il n’y a pas de problème technique au développement d’une société sans voiture. Les infrastructures existantes devraient par contre être adaptées.»

Trottoirs roulants, télétravail et anthropologie

A titre d’exemples, le Laboratoire TRANSP-OR de l’EPFL a eu l’idée de construire des trottoirs roulants permettant de se déplacer rapidement dans une ville sans voiture. Une invention qui a déjà attiré l’attention de la Commission européenne. Toujours à l’EPFL, une étude de mobilité sur les habitants de l’Arc lémanique a révélé que l’aménagement de relais stratégiques de transports publics pourrait modifier durablement leur mode de déplacement. Le rôle disruptif de la voiture autonome a également été analysé. Selon les chercheurs, celle-ci prendra une place inédite dans nos déplacements car elle n’est pas amenée à remplacer la voiture individuelle. L’ETH de Zurich s’est quant à elle intéressée au réaménagement de l’emploi du temps des gens dans une société sans voiture, impliquant notamment un usage accru des télécommunications et du télétravail. Du côté de l’Université de la Suisse italienne, une différence entre latins et alémaniques a été constatée, avec une légère préférence pour la voiture individuelle chez les premiers.

Vers un débat de fond?

Pour les auteurs de l’étude PostCarWorld, un monde sans automobile est beaucoup plus vraisemblable qu’il y a 20 ans. Tout en pointant les contradictions des Suisses sur leur mobilité, les entretiens individuels révèlent une prise de conscience, une ouverture sur la question et de nouvelles attentes propices au débat, selon Jacques Lévy: «Nous sommes dans une situation d’équilibres mouvants. Les habitants des centres-villes prennent conscience que les voitures qui polluent leur air et génèrent du bruit viennent de l’extérieur et que les particules fines tuent. Certaines politiques publiques changent mais la Constitution suisse reste paradoxale sur le sujet: elle inscrit le développement durable dans ses objectifs tout en indiquant que le choix du mode de déplacement doit rester libre. Mais le droit à la mobilité peut-il s’opposer à d’autres droits, notamment au droit à la santé?»

Ces contradictions proviendraient notamment de messages paradoxaux propres à notre époque, symptômes d’une période de transition vers une civilisation post-voiture, selon le géographe: «Il devient en effet difficile de continuer de faire rêver à l’image d’Epinal du conducteur solitaire face au Grand Canyon, comme le montrent encore les publicités pour les voitures, lorsque ces dernières restent surtout coincées dans les bouchons et sont équipées de multiples caméras, de détecteurs de fatigue et de vitesse. En réalité, on attend d’un automobiliste les réflexes d’une machine prête à absorber beaucoup d’informations en même temps. On est donc très loin du plaisir de la conduite rapide et de la conquête des grands espaces.»

Leçon d’honneur et exposition

La présentation des résultats du projet PostCarWorld sera suivie de la leçon d’honneur du professeur Jacques Lévy, à la tête du laboratoire Chôros depuis 2004. Fondée sur l’idée de l’«habiter ensemble», celle-ci dressera le bilan de treize années de recherche et proposera de nouvelles perspectives de recherche sur la mobilité, l’urbanité, l’urbanisme, la mondialisation, la géographie politique, la justice spatiale, l’espace numérique et la cartographie. Autant de pistes que Jacques Lévy souhaite poursuivre à travers la mise en place d’un réseau de recherche interdisciplinaire.

La journée se terminera avec le vernissage d’une exposition sous la forme de cartographies illustrant les travaux du laboratoire Chôros qui se sont évertués à effacer durant plus d’une décennie le fossé entre sciences humaines et sciences exactes. La carte a ainsi été approchée non seulement comme vecteur de communication mais aussi comme outil de recherche, utile à tous les moments de la production de connaissances. Jacques Lévy a aussi rendu compte par la carte d’événements électoraux, notamment en Suisse et en France, et apporté sa pierre à la réflexivité des citoyens et à la prise en compte de l’espace dans le débat public. Les résultats du programme de recherche PostCarWorld constituent également une partie de l’exposition.

  • «Penser l’au-delà de la société automobile», Colloque de conclusion du projet «Post-Car World», de 14h à 16h, Foyer SG (SG 294.22), EPFL
  • «Habitans», Leçon d’honneur du Professeur Jacques Lévy, 17h15, Auditoire SG1, EPFL
  • Exposition «Penser (avec) la carte», Vernissage, 18h30, Foyer SG (SG 294.22), EPFL


Auteur: Sandrine Perroud

Source: EPFL