Cinq questions à Frédéric Kaplan, nouveau directeur du CDH

Frédéric Kaplan @ CC-BY-SA EPFL

Frédéric Kaplan @ CC-BY-SA EPFL

Frédéric Kaplan, qui succède à Béla Kapossy à la direction du Collège des humanités, décrit sa vision des sciences humaines et sociales à l'EPFL.

Responsable du Laboratoire des humanités digitales, Frédéric Kaplan est aussi à la tête de l'Institut des humanités digitales. Le 1er août dernier, il a pris le poste de directeur du Collège des humanités (CDH) pour un mandat de deux ans.

Frédéric Kaplan parle de sa vision pour la recherche et l'enseignement des humanités à l'EPFL et explique pourquoi les humanités digitales et le design sont absolument centraux.

1. CDH : Quelle devrait être la place des sciences humaines et sociales dans une école d’ingénieurs comme l’EPFL ?

Frédéric Kaplan : Les découvertes scientifiques et les innovations technologiques qui sont aujourd'hui développées à l’EPFL nous permettront de construire le monde de demain. Toutefois, hors du laboratoire, les objets scientifiques se comportent différemment, les innovations ne rencontrent pas toujours le public qu’elles visaient. Les différences de contextes culturels, les forces politiques et économiques, l’environnement technologique lui-même structurent le devenir de ce que les chercheuses et chercheurs de l’EPFL découvrent et inventent. Pour que ces savoirs en constitution puissent avoir un impact effectif, il est nécessaire de les associer à une collection d’autres savoirs et connaissances, développés par les sciences humaines et sociales.

Depuis une vingtaine d'années, l’EPFL développe un programme ambitieux d’enseignement et de recherche en sciences humaines et sociales, en partenariat avec l’Université de Lausanne et plusieurs autres institutions de la région lémanique. Il s’agit maintenant d’intensifier cet engagement afin de faire émerger une nouvelle forme de connaissance et de réflexion, capable de donner aux sciences et technologies développées à l'EPFL un impact effectif sur le monde, et de servir de pont entre ces recherches et la société.

2. CDH : Quels sont les obstacles pour cette convergence des compétences entre les sciences, les techniques et les sciences humaines et sociales ?

FK : Les trajectoires de ces différentes disciplines ont bifurqué aux XIXe et XXe siècles, lorsqu'une grande partie du financement du système d'enseignement supérieur américain, en pleine expansion, a été consacrée aux sciences et à la technologie, au détriment des sciences humaines et sociales. Par exemple, l’argument développé par C.P Snow lors de la conférence « The Two Cultures » à Cambridge en 1959 était que pour garantir la paix et la prospérité à l’échelle mondiale, il fallait former plus d’ingénieurs et moins d’historiens, philosophes et critiques littéraires. Il en résulta de profondes frustrations et paradoxalement, dans certains cas, la revendication par les sciences humaines elles-mêmes de l’inutilité sociétale et pratiques de leur recherche.

Aujourd’hui, à l’EPFL, nous tentons de démontrer au contraire l’importance cruciale des savoirs développés en sciences humaines et de les transformer pour les rendre directement utilisables. Il faut casser le mythe politique des « two cultures » pour faire advenir une convergence à la croisée de disciplines défragmentées.

3. CDH : Quel a été le rôle des humanités digitales dans cette évolution ?

FK : Les humanités digitales ont d’abord tenté de montrer que certaines méthodes informatiques, notamment l’utilisation de l’intelligence artificielle, pouvaient avoir des effets importants quand elles étaient appliquées à des problèmes de sciences humaines et sociales. Des résultats très prometteurs ont été obtenus pour le traitement massif des sources archivistiques, pour l’histoire de l’art, de la musique et des sciences et pour l'histoire urbaine. Elles ont aussi révélé l’importance des processus de visualisation et des interfaces d’exploration pour permettre de regarder les masses de documents et données disponibles sous de nouveaux angles.

Mais surtout, les humanités digitales ont entamé un processus de désenclavement des savoirs. Elles ont initié un pont entre les données des humanités et les acteurs de la société civile qui pourraient en faire un usage pertinent, notamment par la constitution de grandes bases de données souvent accessibles gratuitement qui permettent de structurer les représentations du passé selon la logique adaptés aux défis du présent.

4.CDH : Quelle est la part du design et des techniques artistiques dans l’établissement de ces nouvelles connaissances ?

FK : La place du design est centrale et les connaissances et les méthodologies des designers doivent être plus fortement intégrés à la recherche et à la formation. Aujourd’hui le design pose la question de la complémentarité des expériences physiques et numériques et de la manière de penser les objets comme des services plutôt que des biens. Les collaborations entre les designers et les ingénieurs doivent être renforcées de manière que savoir et savoir-faire transitent dans les deux directions.

Concernant les techniques artistiques, il suffit de regarder les artistes contemporains – comme ceux sélectionnés pour le programme Artiste-en-Résidence (AiR) du CDH et les expositions de l’EPFL Pavilions – pour constater que les frontières entre l'art et l'ingénierie sont, chaque jour, plus perméables. Dans ces rares moments, de grandes découvertes et inventions peuvent avoir lieu.

5. CDH : Comment l'EPFL peut-elle proposer des formations qui couvrent l’ensemble des compétences et permettent de s’attaquer aux défis du monde ?

FK: Nous avons d’excellents spécialistes de ces questions au CDH, au Collège du Management, dans la faculté ENAC et dans d’autres structures de l’EPFL. Nous devrons continuer à recruter chercheuses et chercheurs qui excellent à l’intersection de ces disciplines et développent des approches absolument originales.

Nous avons aussi la chance d’être entourés par d’excellentes universités et écoles dans la région lémanique. Il s’agit donc de continuer à enrichir les liens avec l’Université de Lausanne et l’Université de Genève, l’ECAL, l’IMD et le Geneva Graduate Institute.

L’enjeu de la création d’un nouvel ensemble de connaissances issues de la défragmentation des disciplines des sciences humaines et sociales est d’une telle importance sociétale qu’il faudra également développer aux échelles nationales et internationales des alliances entre les grandes institutions académiques.

Il faut surtout former des ingénieurs ayant des profils hybrides à la fois dans la technologie et les sciences humaines. Il faut leur faire découvrir le plaisir d’inventer des solutions à la croisée de ces domaines. Si on regarde les éléments biographiques de celles et ceux dont les idées changent le monde, il est courant de trouver cette hybridité des parcours et cette vision holistique de la connaissance.