Universalité des leptons: la tension monte

Au cœur du détecteur LHCb : vue d'un tuyau de faisceau traversant l'aimant de LHCb © CERN

Au cœur du détecteur LHCb : vue d'un tuyau de faisceau traversant l'aimant de LHCb © CERN

La collaboration LHCb, dont font partie des scientifiques de l'EPFL, vient d’annoncer une mise à jour d'une mesure qui est l'une des très rares au Grand Collisionneur Hadronique (LHC) à indiquer depuis quelques années une déviation par rapport aux prédictions théoriques. Ce résultat a été présenté le mardi 23 mars, simultanément à la 55ème édition des Rencontres de Moriond et lors d’un séminaire au CERN, et suivi d'un communiqué de presse du CERN.

La mesure compare les désintégrations du méson B (contenant un quark de beauté, b) en un méson K et une paire d'électrons avec celles ayant une paire de muons à la place. Un muon est une particule élémentaire identique à un électron, à l'exception de sa masse, qui est environ 200 fois plus importante. Le modèle standard de la physique des particules traite tous les leptons (l’électron, le muon et même le lepton tau encore plus lourd) de la même manière, à l'exception des différences dues à leurs masses. Cette propriété du modèle standard est appelée universalité des leptons. Le quark b étant lourd par rapport aux électrons et aux muons, il devrait se désintégrer avec le même taux vers ces deux types de leptons, et le rapport, appelé RK, entre les deux probabilités de désintégration devrait être presque égal à un. Dans l'analyse actualisée, qui utilise toutes les données recueillies jusqu'à présent par le détecteur LHCb, ce rapport a été mesuré avec une précision bien supérieure à celle des résultats précédents. Le nouveau résultat s'écarte de l'unité avec une signification statistique de 3.1 écarts-types, ce qui représente un indice de la non-universalité des leptons dans les désintégrations de mésons de beauté. Cela correspond à une probabilité d'environ 0.1% que les données soient compatibles avec les attentes du modèle standard. La non-universalité des leptons impliquerait une physique au-delà du modèle standard, comme une nouvelle force fondamentale en plus des interactions connues (gravitationnelle, électromagnétique, faible et forte). Cependant, davantage de données et des mesures complémentaires sont nécessaires pour confirmer ce résultat.

Comparaison entre les mesures de RK. Les mesures effectuées par les collaborations BaBar et Belle combinent les désintégrations B+→K+ℓ+ℓ- et B0→KS0ℓ+ℓ-. Les mesures précédentes de LHCb et le nouveau résultat, qui les remplace, sont également montrés. (Crédit: collaboration LHCb)

L'expérience LHCb au LHC est spécifiquement conçue pour étudier avec une grande précision les désintégrations de particules contenant des quarks lourds de beauté ou de charme. Les mesures des différences matière-antimatière et des désintégrations rares des hadrons de beauté et de charme qui en résultent, souvent impossibles à réaliser ailleurs, constituent des tests sensibles du modèle standard de la physique des particules.

Le Laboratoire de physique des hautes énergies (LPHE) de l'EPFL est l'un des membres fondateurs de LHCb. Le Prof. honoraire Tatsuya Nakada a été le premier porte-parole de la collaboration LHCb pendant 14 ans, durant la conception, le développement, la construction et la mise en service du détecteur, jusqu'à la prise des premières données en 2009. Le LPHE, dirigé par les Prof. Aurelio Bay et Tatsuya Nakada, tous deux désormais professeurs honoraires, et par le Prof. Olivier Schneider a effectué de nombreux tests du modèle standard à l'aide des données collectées par LHCb, et a apporté des contributions essentielles à la construction et à l'exploitation initiales du détecteur, ainsi qu'à la mise à niveau majeure du détecteur actuellement en cours. Quelques années après le groupe de Lausanne, l'Université de Zurich a rejoint la collaboration LHCb, renforçant ainsi l'impact de la Suisse dans le projet. Le groupe de Zurich, actuellement dirigé par le professeur Nicola Serra, a apporté des contributions majeures aux études des désintégrations rares des mésons de beauté, y compris le résultat récemment annoncé par la collaboration.

En 2019, la Prof. Lesya Shchutska a rejoint l'EPFL et LHCb. Avec le Prof. Olivier Schneider, elle porte à l’EPFL la responsabilité d’amener l'expérience au prochain niveau de précision et exploiter ses données pour rechercher la physique au-delà du modèle standard. De nouvelles stations de trajectographie, basées sur la technologie des fibres scintillantes, appelées SciFi, ont été développées grâce aux efforts de R&D de l'EPFL. Des éléments cruciaux du détecteur SciFi ont été construits et testés à l'EPFL. Le trajectographe SciFi sera au cœur du nouveau détecteur LHCb, destiné à enregistrer des données à un rythme cinq fois plus élevé qu'auparavant, dès 2022. Un tel volume de données est indispensable pour confirmer ou infirmer avec certitude les indices d'une possible non-conservation de la saveur des leptons. De nouveaux phénomènes, responsables de la non-universalité des leptons, pourraient se manifester par des transitions encore plus frappantes impliquant simultanément des leptons de types différents, ce que l'on appelle des processus de non-conservation de la saveur des leptons. Les membres du LPHE poursuivent activement la recherche de tels processus, revendiquant la meilleure sensibilité au monde pour ceux déjà étudiés.

En physique des particules, l'étalon conventionnel d’une découverte est de cinq écarts-types, ce qui correspond à une probabilité de moins de 0.00003%; il est donc trop tôt pour conclure quoi que ce soit. Toutefois, le nouvel indice d'une déviation concorde avec une série d'anomalies qui se sont manifestées au cours de la dernière décennie. Heureusement, LHCb est bien placé pour clarifier l'existence potentielle d'effets de nouvelle physique dans ces désintégrations, avec de nombreuses mesures connexes à venir prochainement.