Une anthologie met en lumière l'héritage de Rem Koolhaas
Un ouvrage rassemble et traduit en anglais pour la première fois des interviews, critiques, reportages, essais, opinions et rapports de compétition parus dans le monde entier sur l’architecte hollandais Rem Koolhaas. L’occasion de nous interroger sur son héritage avec son auteur, Christophe van Gerrewey, professeur assistant tenure-track en théorie et histoire de l’architecture à l’EPFL.
«Je me considère comme le descendant des vrais Modernes» affirme en 1978 le jeune architecte Rem Koolhaas au journal wonen-TA/BK. Il indique aussi ne pas s’émouvoir que son parti-pris utilitaire en architecture ne soit pas dans l’air du temps.
Très sûr de lui, arrogant, certains diront, Rem Koolhaas participe déjà à la création de son propre mythe. Il deviendra l’un des architectes majeurs de la deuxième partie du 20e siècle. Un «starchitecte» controversé, adepte de la provocation, haï et admiré. Trois ans avant cette interview, il fonde à New York son bureau, l’Office for Metropolitan Architecture (OMA). Son manifeste publié en 1978 à la gloire de Manhattan, Delirious New York, est devenu culte. Des Etats-Unis à la Chine, ses réalisations reflètent une pensée radicale depuis plus de 40 ans. Il en va de même de ses essais ou de ses cours donnés à Harvard.
Son influence sur l’architecture contemporaine reste toutefois difficile à évaluer. Afin de mieux comprendre la réception globale de son œuvre, Christophe van Gerrewey, chercheur et professeur assistant tenure-track en théorie et histoire de l’architecture à l’EPFL, publie une anthologie de 150 textes datant de 1975 à 1995, puisés aux quatre coins du monde et traduits pour la première fois en anglais: «OMA/Rem Koolhaas, A Critical Reader from Delirious New York to S,M,L,XL» (Birkhäuser). Une véritable opération de sauvetage de textes voués à l’oubli. Des dizaines de couvertures de magazines à l’effigie de l’architecte hollandais, allant de la presse spécialisée à Vogue, illustrent l’ouvrage. Une manière de rappeler sa popularité mondiale… et de l’interroger. Interview.
Le livre se concentre sur la destinée de l’Office for Metropolitan Architecture (OMA), de la création du bureau en 1975 à la parution du livre S,M,L,XL en 1995. Dans cette période, dites-vous, l’architecture veut se poser sur un pied d’égalité avec la littérature et l’art visuel. L’anthologie permet-elle de comprendre le rôle de Rem Koolhaas dans ce processus?
L’architecture devient dans ces années incontestablement un domaine culturel plus populaire qu’auparavant. Rem Koolhaas fait partie de cette génération d’architectes qui a attiré l’attention de la presse populaire par son éloquence, sa capacité à sentir les tendances et une certaine approche marketing de lui-même. Les textes rassemblés dans notre livre permettent de le comprendre. C’est aussi quelqu’un qui a permis à l’architecture de se présenter à la fois comme une activité intellectuelle et une activité «fun». Ses réalisations sont très inventives et parfois très inattendues. En revanche, on ne peut pas dire que l’architecture ait réussi aujourd’hui à générer le même intérêt dans les pages culturelles que la littérature, le cinéma ou le théâtre…
Quels sont selon vous l’influence, la pertinence et l’héritage de l’œuvre de Rem Hoolhaas en 2019?
Ses écrits et ses réalisations sont intéressants à étudier non seulement qualitativement, mais aussi parce qu’ils reflètent leur époque. En 1978, le livre Delirious New York prend la défense de Manhattan, alors que la métropole est perçue comme dangereuse et désagréable. Koolhaas la considère au contraire comme une accumulation d’inventions formelles originales, à l’exemple de Coney Island. Nous voyons donc ici dès le début une tendance chez lui à s’intéresser à des sujets peu populaires, juste avant qu’ils ne le deviennent. Dans la décennie suivante, en 1989, il fait un projet pour le Sea Trade Center de Zeebruges, qui deviendra un symbole d’ouverture des voies de communication, de l’unification de l’Europe et une incarnation de l’optimisme européen post-Guerre froide. D’une certaine manière, le projet montre aussi les défauts du projet européen: il est trop centré sur le commerce et devient un gouffre financier…
Qu’en est-il des années 1990?
Alors que son bureau bâtissait au début des années 1980 des logements sociaux, on remarque que de tels projets disparaissent ensuite de ses préoccupations. C’est un reflet des politiques du logement qui s’éloignent du socialisme. En 1992, OMA réalise par contre le bâtiment que la critique estime le plus réussi: le Kunsthal de Rotterdam. Avec un bon équilibre, le musée sait attirer l’attention des visiteurs tout en mettant en valeur les œuvres d’art. Mais l’élément le plus révélateur de cette époque est sans doute la parution de son livre S,M,L,XL que tout architecte qui se respecte se doit d’avoir dans sa bibliothèque.
Quelle est la spécificité de cette publication?
Il s’agit à ce jour du dernier grand livre d’architecture, de celui qui a eu le plus d’impact, avec des critiques parues dans les revues du monde entier, et ce, même deux ans après sa publication et à qui on a consacré une exposition, comme le montre notre anthologie. Avec ses 1300 pages, S,M,L,XL n’est pourtant pas un livre qu’on lit, mais un livre qu’on feuillette. Le graphisme de Bruce Mau y est dominant, c’est donc plus un objet qu’un livre. En ce sens, on remarque qu’il introduit la culture du zapping ou même du browsing.
Rem Koolhaas est connu pour ses prises de position provocantes, notamment dans les médias. Votre anthologie permet-elle de dénouer le vrai du faux?
Les textes que nous avons rassemblés permettent en effet de montrer que certains de ses slogans, à l’exemple du «Fuck context», ont participé simultanément à son succès et à sa critique. Dans ce cas précis, l’anthologie permet de comprendre que Koolhaas défendait en réalité l’importance pour l’architecture de ne pas imiter ce qui existe déjà et de ne pas s’inscrire dans un contexte limitant. Il ne s’agissait donc pas d’une position arrogante et insensible de l’architecture face au contexte, mais d’une manière d'envisager le contexte plus complexe.
L’anthologie montre la croissance de la critique en architecture qu’a connue la fin du 20e siècle. Pourquoi est-il important de relire aujourd’hui les critiques d’il y a 20 ans?
Notre anthologie démontre que les textes critiques sont parfois plus intéressants à lire que les textes de Rem Koolhaas eux-mêmes. Dans «Generic City», issu de S,M,L,XL, l’architecte dénonce par exemple l’idée que les villes ressemblent toutes à des aéroports. L’anthologie montre comment les critiques ont réagi à cette assertion. Notre livre permet surtout de comprendre qu’entre les années 1975 et 1995, la critique était plus tangible qu’aujourd’hui. Apparaître en couvertures de magazines était un moment de consécration, c’est pourquoi nous en avons inséré dans les premières pages du livre. Il s’agit aussi pour nous de rappeler que l’avis des intellectuels compte et nourrit positivement le débat de société, à une époque où parfois seuls les tweets semblent occuper ce terrain. L’intérêt de l’architecture est de provoquer des réflexions et des positionnements moraux sur l’évolution de la société. En ce sens, le radicalisme de Rem Koolhaas a permis aux intellectuels de continuellement réfléchir avec ou contre lui.
A la lumière de cet ouvrage, comment présentez-vous aujourd’hui Rem Koolhaas à vos étudiant.e.s?
D’un côté, c’est quelqu’un qui a élargi la portée de l’architecture dans le monde et qui a montré qu’elle pouvait être un plaisir et un jeu. De l’autre, tout ce qu’il a représenté est totalement condamné et condamnable aujourd’hui. Il a par exemple basé beaucoup de ses projets sur la croissance économique et le capitalisme, ce qui à l’heure de la crise climatique rend ses choix obsolètes. Mais comprendre les excès des époques qu’il a traversées le rend justement très valable. Ses erreurs sont des éléments d’apprentissage. De plus, c’est un architecte qu’on ne peut jamais complètement comprendre, qui sait rester imprévisible. Enfin, c’est une personne très lucide sur elle-même, qui s’est toujours méfiée du mensonge et des illusions. En ce sens, il peut être une source d’inspiration. Intégrer son approche du plaisir et du jeu en architecture dans le contexte actuel est un défi que tout jeune architecte peut essayer de conserver.
Kunsthal de Rotterdam, réalisé en 1992. © OMA