Un panel féminin pour fêter 90 ans de recherche en hydraulique
Le 8 mars, six anciennes doctorantes de l’EPFL s’exprimeront sur les défis du secteur hydraulique lors d’une conférence fêtant les 90 ans de ce domaine de recherche à Lausanne. Interview d’Anton Schleiss, professeur en génie civil et organisateur de l’événement.
La recherche en hydraulique fête ses 90 ans en terres romandes. Secteur stratégique de l’énergie renouvelable en Suisse, ce domaine n’a cessé de se perfectionner depuis la création, en 1928, du premier laboratoire d’hydraulique par Alfred Stucky à «l’Ecole d’ingénieurs de Lausanne», l’ancêtre de l’EPFL. Un bilan de ce domaine de recherche en Suisse et dans le monde sera effectué le 8 mars prochain lors d’une conférence organisée au SwissTech Convention Center de l’EPFL. En lien avec la Journée mondiale de la femme, les Laboratoires d’hydraulique environnementale (LHE) et de constructions hydrauliques (LCH) de l’EPFL ont décidé d’inviter à s’exprimer six anciennes doctorantes. Des messages vidéos d’autres acteurs-clés du secteur académique et professionnel complèteront ces interventions.
A la tête du Laboratoire de constructions hydrauliques de l’EPFL depuis 21 ans, Anton Schleiss est à l’origine de l’événement. C’est lui qui a souhaité mettre d’anciennes doctorantes à l’honneur lors de cet anniversaire. Egalement président de la Commission internationale des grands barrages, il revendique une recherche académique ancrée dans la pratique et compétitive au niveau international. Interview.
Pourquoi avoir fait de six anciennes doctorantes les invitées d’honneur de cet anniversaire?
C’est un message que nous voulons porter. Selon mon expérience, il est très important pour un laboratoire d’avoir une grande variété de nationalités et un bon équilibre entre hommes et femmes parmi ses chercheurs, notamment pour garantir une ouverture d’esprit, un dynamisme et un respect mutuel dans l’équipe. Sur la cinquantaine de thèses que j’ai dirigée, un tiers ont été réalisées par des femmes, ce qui est plutôt un bon pourcentage dans ce domaine. Les intervenantes du 8 mars sont aujourd’hui actives partout dans le monde et c’est leur expérience qu’elles partageront avec nous.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre domaine de recherche?
Entre 1928 et les années 1970, l’énergie hydraulique a connu un grand essor en Suisse et dans le monde, notamment avec la construction des barrages et de grands aménagements hydroélectriques dans les Alpes. La recherche académique venait alors en soutien à la réalisation de ces grands projets sous la forme de rapports d’expertises, avant tout pour répondre à des questions précises avec des essais sur des modèles réduits. La recherche de base, sans lien direct avec les grands ouvrages d’infrastructures, n’a démarré à l’EPFL qu’en 1972, avec l’arrivée du professeur Walter H. Graf. Celle-ci portait notamment sur le transport solide dans les rivières, l’ensablement des lacs des barrages et l’hydrodynamique des lacs.
Quels changements sont apparus dans les années 1980?
Auparavant, il était d’usage de canaliser et d’endiguer entièrement les rivières avec du béton. En 1987, la survenue d’une crue dans la vallée de la Reuss, dans le canton d’Uri, a causé plus d’un milliard de francs de dégâts car toute la structure a sauté. On a alors compris que la rivière reprenait toujours son tracé original lors de grandes crues. Cet événement dramatique a créé un véritable changement de paradigme en montrant qu’il était temps de mieux tenir compte du comportement naturel des rivières. La recherche a donc dû réfléchir à améliorer les ouvrages existants et futurs et à mieux protéger l’environnement.
Comment ce changement s’est incarné à l’EPFL?
Lorsque je suis arrivé à l’EPFL en 1997, l’école était peu connue en Suisse pour conduire des mandats d’aménagement des cours d’eau selon ce nouveau paradigme. C’était l’ETH de Zurich qui s’en chargeait, y compris en Suisse romande. J’ai donc souhaité amener cette culture, tout en développant en parallèle la publication scientifique. C’est ainsi que nous avons pu améliorer notre réputation scientifique non seulement en Suisse, mais aussi dans le monde. Ceci tout en développant des théories novatrices, par exemple, sur l’affouillement des jets à haute vitesses dans les massifs rocheux, à l’aval des barrages, ou sur les modèles de simulations et de prévision des crues dans les bassins alpins, ou encore, sur les murs de protection contre les crues. Ces théories sont encore utilisées aujourd’hui par d’anciens doctorants qui ont créé leurs propres bureaux d’ingénieurs. Selon les préoccupations de la pratique, notre recherche s’est aussi diversifiée, en développant par exemple des barrages flottants de rétention, en cas d’accident de pétroliers, en travaillant sur les arteplages de l’Expo.02 ainsi que sur la sécurité des puits blindés des aménagements hydroélectriques à haute chute, à la suite de l’accident en 2000 du puits de Cleuson-Dixence, au-dessus de Nendaz. L’EPFL a été également pionnière dans la protection des poissons dans les rivières canalisées, en leur aménagement des refuges.
En quoi le changement climatique a-t-il influencé la recherche ces dernières années?
De nouvelles thématiques sont évidemment apparues. Les crues des rivières sont plus fréquentes qu’auparavant et l’importance de revitaliser les cours d’eau s’est imposée. Plus récemment, le retrait des glaciers est devenu un enjeu particulièrement inquiétant en Suisse. La fonte des glaciers forme en effet des lacs qui transportent de plus en plus de moraine en contre-bas, y compris en amont des barrages. L’effondrement d’un pan de glacier dans ce type de lacs est donc potentiellement très dangereux. Il faut donc là aussi poursuivre notre recherche sur ces scénarios.
Comment vos chercheurs abordent-ils ce genre de thématiques?
La mise en place d’équipes interdisciplinaires est la clé pour identifier tous les enjeux à considérer et pour éviter les oppositions qui retardent les projets. Nous avons développé dans ce but la méthodologie «Synergie» qui propose des «aménagements à buts multiples». Celle-ci vise à trouver un compromis sur les enjeux énergétiques et environnementaux d’une construction. A Riddes, en Valais, nous avons par exemple proposé de créer sur le Rhône un lac artificiel: en profitant de la production hydroélectrique de la rivière, nous augmentons la protection contre les crues tout en éliminant le marnage [accumulation de sédiments, ndlr.] dans le Rhône. Le lac amène de plus un biotope riche pour la faune et la flore, une aire de repos pour les oiseaux migrateurs et un coin de kitesurf pour les amateurs, car la région est très venteuse.
Les barrages restent discutés au sein même de la communauté scientifique. Que répondez-vous à leurs détracteurs?
Au 21ème siècle, l’un des grands défis est encore d’amener de l’énergie renouvelable à tout le monde et, bien sûr, de l’eau, dans les meilleures conditions possibles. Sur les quelque 60'000 grands barrages existants [de plus de 15 mètres de hauteur, ndlr.], seule une poignée est vraiment discutable. Au niveau mondial, l’hydroélectricité possède encore un grand potentiel, notamment pour remplacer en grande partie l’exploitation du charbon. Mais à condition évidemment de garder le principe de «synergie» et de ne pas chercher à construire à tout prix le plus haut et le plus grand barrage du monde. Comme je le dis souvent: il faut construire de meilleurs barrages pour un monde meilleur. Et ceci représente autant un défi pour les scientifiques que pour le monde professionnel.
”Hydraulic Laboratory in Civil Engineering, 1928 – 2018, 90 years of impact thinking”, 8 mars 2018, 15h-17h, Swiss Tech Convention Center. Inscriptions: [email protected].