Un filtre passe-bande pour la biologie synthétique

An illustration showing the concept of implementing a bandpass filter within a cellular environment. © 2023 EPFL/Titouan Veuillet - CC-BY-SA 4.0
Des scientifiques de l’EPFL ont élaboré un système biologique qui réplique le fonctionnement d’un filtre passe-bande, un nouveau capteur qui pourrait bouleverser les mécanismes biologiques autorégulés en biologie synthétique.
La biologie synthétique permet d’améliorer et de modifier des systèmes biologiques pour en faire d’innombrables nouvelles technologies au profit de la société. Cette approche technologique de la biologie a déjà produit des résultats dans l’administration de médicaments chez les patientes et les patients, l’agriculture et la production d’énergie. Un article publié dans Nature Chemical Biology explique comment le Laboratoire de conception de protéines et d’immuno-ingénierie (LPDI) de l’EPFL a accompli des progrès significatifs dans la conception de systèmes biologiques plus performants. En observant des comportements autorégulés dans des cellules et en s’inspirant de l’ingénierie électrique, ils ont conçu un interrupteur biologique sophistiqué qui utilise des protéines modifiées comme composés.
Nous nous servons de plusieurs approches de conception de protéines, notamment computationnelles, pour concevoir de nouveaux matériaux moléculaires.
Le LPDI cherche à développer des fonctions biologiques qui répliquent, voire qui dépassent les capacités que la nature a développées sur plusieurs millions d’années d’évolution. «Nous nous servons de plusieurs approches de conception de protéines, notamment computationnelles, pour concevoir de nouveaux matériaux moléculaires», déclare Bruno Correia, le responsable du LPDI et l’auteur principal de l’article. Ce nouveau matériel biologique, prenant la forme de protéines façonnées de toute pièce, peut ensuite être inséré dans des cellules vivantes et réagir à des stimuli que l’ingénieur peut contrôler de près.
La méthodologie du laboratoire consiste d’abord à observer le fonctionnement des cellules et à imiter ou adapter ces fonctions à d’autres fins. L’autorégulation est l’une des fonctions que la nature maîtrise très bien. À titre d’exemple, si une cellule a besoin de plus d’ions, elle active des mécanismes qui permettent aux ions de pénétrer dans la cellule. Dès que les besoins de la cellule sont satisfaits et qu’elle a atteint un certain équilibre appelé homéostasie, elle peut désactiver le flux d’ions.
Ce mécanisme biologique peut être comparé conceptuellement à la nature sélective d’un filtre passe-bande en électronique. Tandis qu’un filtre passe-bande distingue les signaux sur la base d’une plage de fréquence prédéfinie pour ne laisser passer que ceux dont la bande correspond à la spécification, la cellule autorise de manière sélective des ions à entrer ou à sortir en fonction de ses besoins actuels. Bien que cette comparaison soit une simplification, le processus biologique étant gouverné par des rétroactions biochimiques complexes plutôt que par des signaux binaires, une perméabilité sélective similaire est obtenue, comme un filtre passe-bande valide certaines fréquences et en rejette d’autres.
Une des limitations de la biologie synthétique est qu’aucune ingénierie de ce type n’a été proposée jusqu’à lors. Les outils proposés par le passé se comportaient comme un système binaire tout ou rien, allumé ou éteint. Pensons à l’administration de pénicilline. En l’absence de système de régulation qui repose sur des capteurs biologiques pour doser un médicament, un patient souffrant de diabète doit constamment surveiller la concentration d’insuline dans son sang. Dans son travail au LPDI, Sailan Shui se concentre sur ces types de capteurs et d’interrupteurs biologiques qui sont susceptibles de conduire à une amélioration majeure de l’administration de médicaments chez les patients et d’autres systèmes biologiques. «Sailan Shui n’était pas satisfaite du paradigme allumé/éteint et a décidé de concevoir un interrupteur capable de réagir à des changements dans l’environnement interne et externe d’une cellule. Elle s’est donc inspirée du fonctionnement d’un filtre passe-bande pour développer son équivalent biologique», explique Bruno Correia.
Sailan Shui s’est inspirée du fonctionnement d’un filtre passe-bande pour développer son équivalent biologique.
Pour faire émerger cette nouvelle fonction dans des systèmes biologiques, l’équipe a conçu des protéines et les a insérées dans des cellules vivantes. En biologie, la fonction découle de la forme. Bruno Correia et Sailan Shui ont observé la structure de protéines pliées et leur effet sur des fonctions d’autorégulation dans la cellule. Ils ont ensuite élaboré des modèles numériques qui pourraient servir de filtre passe-bande sur la base de ces observations. Une fois la conception numérique validée à l’aide de simulations réalisées sur un ordinateur, ils sont passés à la construction d’une structure protéique en manipulant son ADN et sa configuration d’acides aminés avant de tester la conception dans des cultures de cellules. Les résultats sont probants. Leur conception, qu’ils partagent avec la communauté scientifique dans le cadre d’une approche ouverte de la recherche, sera certainement exploitée de manière inédite par d’autres équipes de recherche à travers le monde.
En guise d’application hypothétique en biologie synthétique, des scientifiques pourraient créer un système qui fonctionnerait comme un filtre passe-bande pour réguler la délivrance d’insuline en fonction de la glycémie. Des protéines élaborées artificiellement serviraient de capteurs capables de détecter une forte glycémie et de déclencher la libération d’insuline jusqu’à ce que le niveau revienne à la normale. Cette approche automatiserait le dosage de l’insuline, et pourrait améliorer la gestion du diabète et réduire la nécessité d’une surveillance fréquente. Un tel système constituerait une avancée significative dans l’utilisation de la biologie synthétique à des fins thérapeutiques.
Ce programme de recherche fondamentale est indispensable au développement d’outils, de blocs de construction et de matériel pour l’avenir de la biologie synthétique. «Nous avons une méthodologie claire, mais nous ne négligeons pas le rôle du hasard en science. C’est Leo Scheller, un chercheur dans mon laboratoire, qui a eu la vision nécessaire pour comprendre l’importance de ce travail. Ce fut un travail collégial», conclut Bruno Correia. Un effort mené au sein d’une équipe qui rapproche la discipline un peu plus de la conception de meilleures technologies d’administration de médicaments, de bioréacteurs plus efficaces et même de toutes nouvelles formes d’entités biologiques.
Shui, S., Scheller, L. & Correia, B.E. Protein-based bandpass filters for controlling cellular signaling with chemical inputs. Nat Chem Biol (2023). https://doi.org/10.1038/s41589-023-01463-7