« Un document est bien plus qu'un papier, une image ou un texte »

Yohann Guffroy © Yohann Guffroy

Yohann Guffroy © Yohann Guffroy

Yohann Guffroy est assistant-doctorant au Laboratoire d'histoire des sciences et des techniques (LHST). Il nous a parlé de ses recherches, de l'importance de l'éducation humaniste à l'EPFL et pourquoi parfois, rater ses examens peut avoir du bon.

En septembre, vous défendrez votre thèse intitulée « Représenter l'invention : étude de l'évolution des dessins d'objets techniques en Angleterre, entre 1750-1850 » sous la supervision du professeur Jérôme Baudry. C’est un sujet assez spécifique. Comment en êtes-vous venu à faire des recherches sur ce sujet ?

J'ai découvert l'opportunité de faire un doctorat à l'EPFL grâce à Prof. Liliane Hilaire-Pérez, qui était ma directrice de mémoire à l'Université Paris Cité. Le professeur Baudry cherchait quelqu'un pour travailler sur un sujet dans le domaine de l'histoire des sciences et des techniques, sans exigence spécifique. Il a réalisé sa thèse sur les brevets français, il est donc un expert de l'invention en France. Et la professeure Hilaire-Pérez, qui est maintenant ma co-directrice, est une historienne des techniques et de l'invention et a travaillé sur les inventions anglaises du XVIIIe siècle. Elle m'a d'abord proposé un sujet sur les machines agricoles mais j'ai décliné cette proposition. Elle m'a ensuite proposé un sujet qu'elle a qualifié d’«un peu aride» sur les dessins de la Royal Society of Arts. La Société a été fondée en 1754, c'est pourquoi j'ai choisi la période de 1750 à 1850. Un livre avait été publié sur son histoire mais nous ne savions rien des dessins qu’elle produisait. Et elle m'a dit que je pouvais fusionner mon sujet avec les dessins de brevets parce que les deux corpus ont de nombreux dessinateurs en commun.

Pourquoi les dessins de brevets ?

En général, en histoire des techniques, nous utilisons les brevets pour différentes choses: pour parler d'économie, d'innovation ou d'invention. Et lorsque nous examinons un brevet, nous considérons souvent le dessin comme une simple illustration car le texte fournit presque toutes les informations nécessaires. Mais le dessin fait également partie intégrante du brevet. Ainsi, ma recherche vise à ouvrir la «boîte noire» de ces dessins. Comprendre qui les a produits, pourquoi ils existent, pourquoi ils font partie du brevet. Les dessinateurs sont les mêmes pour la Royal Society of Arts et les brevets, il y a donc un lien entre les deux.

Patent 6222, John Heathcoat, Lace machine, 1832, TNA C73/39 © Yohann Guffroy

Comment avez-vous mené vos recherches ?

Au total, je pense avoir passé six mois et demi en Angleterre. J'ai commencé mes recherches en septembre 2019 et je suis allé à Londres pendant deux semaines pour les archives de la Société. C'était avant la pandémie de COVID-19. J'ai dû ensuite attendre un an et demi pour y retourner. Lorsque j’ai finalement pu y aller en avril 2021, c'était difficile car les archives étaient toujours fermées. Les restrictions ont été assouplies mois après mois, mais très lentement. Il y avait des quotas qui m'empêchaient d'aller aux archives plus de quatre jours par mois. La Royal Society of Arts a été fermée jusqu'en août 2021, donc je pense n’y avoir passé qu’un ou deux jours. Finalement, j'ai tout de même obtenu le matériel dont j'avais besoin.

Comment ce défi a-t-il influencé votre travail final ?

Après réflexion, je pense que c'était peut-être mieux d'être limité, car j'aurais juste accumulé toujours plus de données. Mais à part pour les statistiques, quelle différence entre 600 et 1500 dessins ? Je pense que pendant la pandémie, on a également dû développer une autre relation avec notre sujet, car on était toutes et tous enfermés avec. Pour ma part, une grande partie des archives que je traite n'ont pas été numérisées, ce qui signifie que je suis obligé de les manipuler manuellement. Et par exemple, les dessins de brevets ne sont pas conservés à plat mais enroulés dans des rouleaux de presque 10 mètres. Vous devez donc les dérouler, les enrouler à nouveau, ce qui prend environ 20 à 25 minutes par rouleau, et il y en a des centaines. Il y a cette boîte remplie de rouleaux et vous ne savez pas exactement ce qu'il y a à l'intérieur. C'est aussi une partie de la recherche qui est très intéressante et qui m’a beaucoup manqué. Je n'ai pas passé tout le temps que je voulais aux archives, mais c'est peut-être pour le mieux.

Qu'est-ce que vous pensez que quelqu'un trouverait d'intéressant dans votre sujet ? Ou qu'est-ce qui vous intéresse ?

Je pense que le sujet est intéressant pour aider les gens à comprendre que lorsqu'ils ont un document devant eux, ce document a une histoire, il a des raisons d'exister, c'est comme des données. Lorsque vous parlez de votre sujet à quelqu'un, parfois il vous dit : « Oui, et alors ? Est-ce que c'est utile? » C’est parfois le discours que l'on entend à l'EPFL. Vous pouvez utiliser un dessin ou un texte tous les jours dans votre recherche et ne jamais savoir qui en était le producteur ni pourquoi il a produit ce type de document. C'est pourquoi je les étudie et j'essaie de comparer les dessins d'invention de la Royal Society of Arts et des brevets, car les deux institutions avaient leurs propres façons de promouvoir l'invention ; les brevets étaient plus secrets tandis que la Société était publique. Vous aviez ces deux institutions produisant la même chose de deux manières différentes, mais avec le même objectif de promouvoir l'invention et la technologie.

Le document que vous avez devant vous est le résultat de choix. Des choix économiques, politiques. De cette façon, vous pouvez expliquer à quelqu'un que lorsqu'il a un document entre les mains, ce document est bien plus qu’un simple support papier, une image ou un texte.

Comment êtes-vous devenu intéressé par l'histoire des sciences et de la technologie ?

En 2015, j'ai fait un master de recherche à Paris sur les récits de voyages en Scandinavie. J'ai ensuite fait un master professionnel pour travailler dans un musée. Mais pour être honnête, j'ai oublié de passer l'examen. J'ai oublié les dates. Je pense que c'était un signe. J'ai ensuite trouvé un emploi au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Il y avait un philosophe des techniques qui cherchait un assistant pour travailler sur un projet visant à aider une entreprise à retracer la généalogie de l’une de ses technologies. À la fin, nous avons pu proposer des supports pédagogiques pour les nouveaux ingénieurs de cette entreprise afin de leur enseigner l'histoire de la technologie qu'ils allaient participer à développer. J'ai travaillé là-bas pendant un an et demi et j'ai beaucoup appris. J'ai commencé à lire de la philosophie des techniques et appris à réfléchir dessus. Je ne dirais pas que je fais de la philosophie, mais j'utilise certains concepts de philosophie des techniques dans différentes parties de ma thèse.

Pourquoi est-il important de regarder en arrière plutôt que de se concentrer uniquement sur la science et la technologie d'aujourd'hui ?

Si vous voulez explorer l'avenir et toutes ses possibilités, vous devez également regarder en arrière. Non pas pour dire que nous sommes meilleurs maintenant qu'il y a un siècle, mais simplement pour essayer de comprendre comment les gens pensaient, comment la science et la technologie se sont développées. À mon avis, l'histoire des sciences consiste à créer un lien, une continuité, et à retravailler les choses, à les modifier, ou à s'assurer que nous ne refaisons pas certaines erreurs.

Il est important de continuer à développer une culture technique à l'EPFL, de réfléchir à la nécessité de toutes les choses que nous produisons, à l’horizon que l’on veut se donner dans un monde limité. Une forme de culture technique, c’est par exemple prendre conscience des biais qu’on introduit dans les algorithmes et ne pas les perpétuer, comme la montré Jessica Pidoux dans la thèse qu’elle a défendue ici. Je ne dis pas que l'histoire est la solution, mais que les sciences humaines, plus que les technologies numériques, permettent ce pas de côté.


Auteur: Stephanie Parker

Source: Institut des humanités digitales

Ce contenu est distribué sous les termes de la licence Creative Commons CC BY-SA 4.0. Vous pouvez reprendre librement les textes, vidéos et images y figurant à condition de créditer l’auteur de l’œuvre, et de ne pas restreindre son utilisation. Pour les illustrations ne contenant pas la mention CC BY-SA, l’autorisation de l’auteur est nécessaire.