«Toutes les villes sont similaires et singulières»

© 2014 EPFL Jacques Levy

© 2014 EPFL Jacques Levy

Jacques Levy géographe et urbaniste à l’EPFL pose un regard scientifique et artistique sur les villes du monde, et les villes chinoises en particulier. Dans un film manifeste, il relie le monde réel aux «villes imaginaires» de l’écrivain Italo Calvino. Une certaine façon de lire la société contemporaine.

Un professeur de l’EPFL a choisi de communiquer les résultats de ses recherches via un film. Une démarche atypique, entreprise par un chercheur atypique, dans le monde scientifique qui préfère, par tradition, l’écrit pour ses publications. Jacques Lévy a construit ainsi un dialogue entre le célèbre écrivain italien et ses propres découvertes - Italo Calvino imagine dans son roman Les villes invisibles que Marco Polo visite 55 villes et les décrit au grand empereur Kublai Khan. Pour ce travail, le géographe s’appuie sur différentes thématiques abordées par Italo Calvino, comme la notion de mémoire ou d’échange. Un manifeste qui mêle des séquences filmées dans différentes villes chinoises et des photos prises aux quatre coins de la planète pendant près de 13 ans.

Dans votre film quel regard posez-vous sur la ville ?
La ville est le moyen le plus productif de rassembler les gens, c’est un concentré de tout ce qu’il y a dans la société. On y découvre toujours quelque chose de nouveau, d’inattendu. Car la ville c’est à la fois le banal et l’extraordinaire. On s’y sent à l’aise, on sait comment cela fonctionne, et pourtant en s’y promenant on ressent cette tension entre la surprise et la sensation d’être chez soi. Ce qui m’intéressait dans cette recherche, c’était la relation entre la singularité de chaque ville et le concept de plus en plus standard sur lequel elles sont édifiées.

A quoi est dû ce côté unificateur ?
D’une certaine façon, les mêmes causes induisent les mêmes effets. Toute ville a par exemple besoin de lignes de transport, sinon les lieux ne communiquent pas. Prenons par exemple le métro de New Delhi, c’est fascinant de voir les gens se forcer à attendre que ceux qui sortent du métro l’aient fait avant de vouloir y monter. Dans une société où l’idée de bien public est peu présente, où on ne considère pas trop les autres lorsqu’ils sont des inconnus, où l’idée de respecter des disciplines urbaines est nébuleuse, ce métro représente un peu l’antithèse de la ville indienne. Il y a une sorte d’auto-dressage qui se fait, et on voit qu’ils sont en train d’apprendre. Le métro de New Delhi, c’est le métro de New Delhi, mais ça ressemble un peu à tous les métros du monde.

Quel est le lien avec la littérature ?
Si l’on veut faire un parallèle avec la littérature, comme dans les romans policiers, la ville est un genre; il y a des règles qui sont toujours les mêmes. Mais toute la beauté du genre, c’est les variations à l’intérieur de ces mêmes règles - où la créativité est bridée mais néanmoins présente.

Et pourquoi utiliser le cinéma comme langage d’expression ?
Je n’ai pas cherché à faire un film populaire, mais à savoir quel est l’apport spécifique de l’image animée dans un travail fondé sur les mêmes principes que n’importe quel autre travail de publication scientifique. L’idée est qu’il faut plutôt chercher à renforcer la lucidité du spectateur, et non pas la diminuer. Un film de fiction commercial est formaté pour un certain type de réaction. Dans l’esprit de la recherche c’est l’inverse. Il faut toujours que le lecteur, le spectateur soit en position de critiquer, de réfuter. Pour ça il ne faut pas l’endormir, mais plutôt le réveiller.

Pourquoi avoir choisi de citer Calvino ?
Italo Calvino est un vieux compagnon avec qui je chemine depuis longtemps. Je l’ai lu et relu. Il m’a beaucoup influencé et surement donné envie d’étudier la ville comme un objet pensable. Je ressens une connivence avec la démarche de Calvino pas seulement à l’interface entre science et art, deux notions qui valent comme deux entités distinctes, mais aussi en assumant le fait qu’il y ait des zones hybrides où le chercheur se soucie d’esthétique et où l’artiste se soucie aussi de connaissance. Pour moi, Les villes invisibles de Calvino est un traité général sur la ville, découpé en chapitres. Je dis à mes étudiants que c’est le meilleur traité de géographie urbaine et que je ne peux pas proposer mieux dans le domaine scientifique, pour l’instant.

L’espace public est un thème récurrent dans votre film
Une chose m’a frappé en Chine : l’appropriation des espaces publics. Je trouve qu’ils sont la quintessence de l’urbanité, ils participent à la spécificité de la ville par rapport à d’autres configurations spatiales possibles. Dans ma théorie, ce ne sont pas seulement les « urban designers » qui font l’espace public, mais les gens qui y vont et l’habitent. En Chine, les habitants s’approprient des espaces qui pourraient fort bien rester vides ou médiocres. Ils viennent avec leurs instruments de musique, leur chaine stéréo pour danser ou pour faire du sport, sans prétention. Ça paraît très simple à faire, pourtant, on ne retrouve pas cet état d’esprit partout dans le monde, notamment en Europe, qui a pourtant une longue tradition de l’espace public.


Le film "Urbanité/s": vimeo.com/84457863