Sur les traces d'une pollution lausannoise

La légende et les crédits de cette photographie sont indiqués dans le texte ci-dessous © Atelier de numérisation Ville de Lausanne

La légende et les crédits de cette photographie sont indiqués dans le texte ci-dessous © Atelier de numérisation Ville de Lausanne

Une équipe composée de chercheuses et chercheurs de l’EPFL, de l’UNIL et d’Unisanté a publié un rapport sur la pollution due à un incinérateur d’ordures en service dans le quartier du Vallon de Lausanne de 1958 à 2005. Le 27 mars dernier, elle a présenté ses travaux de recherche aux riveraines et riverains du quartier du Vallon.

Photo: Anonyme, Vue d’ensemble de la Cité, prise depuis l’Hermitage avec la cheminée fumante de l’usine d’incinération du Vallon au premier plan, photographie, 1967, coll. Musée Historique Lausanne, tous droits réservés. © Atelier de numérisation Ville de Lausanne.

Fin 2020, on a découvert des dioxines et des furanes dans les sols du quartier du Vallon de Lausanne. Cinq chercheuses et chercheurs – Aurélie Berthet (Unisanté), Florian Breider (ENAC de l’EPFL), Alexandre Elsig (CDH de l’EPFL), Céline Mavrot (UNIL) et Fabien Moll-François (CDH de l’EPFL, Unisanté) – ont alors décidé de faire équipe pour mieux comprendre le fonctionnement de l’incinérateur, la composition des polluants et les raisons pour lesquelles la pollution n’a été découverte qu’en 2020.

Ce projet interdisciplinaire a pu voir le jour grâce au programme CROSS (Collaborative Research on Science and Society), cofinancé par le Collège des humanités (CDH) de l’EPFL et l’Université de Lausanne (UNIL) et en faveur de la collaboration entre les chercheuses et chercheurs des deux institutions. Ce projet a été mené conjointement avec des associations de quartier afin de répondre aux questions des personnes habitant dans les zones contaminées.

Sur les traces d’un incinérateur

« Il est très difficile de savoir ce qui s’est passé dans cet incinérateur, comment les émissions évoluent et, potentiellement, comment la population est exposée», explique Florian Breider, chimiste de l’environnement et directeur du Laboratoire central de l’environnement de l’ENAC (Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit) de l’EPFL.

Pour mieux comprendre ce qui est arrivé, l’équipe a mené l’enquête en accédant aux archives municipales, cantonales et fédérales, aux débats politiques sur la gestion des déchets, ainsi qu’à de nombreux documents techniques.

Les chercheuses et chercheurs ont ainsi compris pourquoi le quartier du Vallon avait été choisi comme site d’implantation de l’incinérateur. Au départ, le quartier de La Sallaz avait été envisagé, mais après des protestations des riveraines et riverains, le site du Vallon a été choisi, car il s’agissait d’un quartier populaire que certaines et certains considéraient déjà comme «dégradé». Et comme il se trouvait dans une vallée, la cheminée de l’incinérateur devenait moins visible. L’histoire montrera plus tard que la situation topographique du Vallon posait problème pour la dispersion optimale des fumées.

Les chercheuses et chercheurs ont pu retracer non seulement le fonctionnement de la technologie de l’incinérateur, mais aussi l’évolution de la typologie des déchets brûlés au fil du temps. L’étude a contribué à mieux comprendre le profil de pollution des dioxines et des furanes dans les sols.

« Il n’existe pas un seul composé de dioxine ou de furane, mais un ensemble de 210 congénères dont les caractéristiques structurelles et les niveaux de toxicité varient. Avant ces travaux de recherche, on ne connaissait pas ce profil de pollution historique », indique Aurélie Berthet, toxicologue à Unisanté.

« Dans les archives, nous avons trouvé des informations sur la nature et la quantité de déchets brûlés, ainsi que des spécifications techniques sur la température de combustion et les systèmes de filtration des gaz de combustion qui ont été successivement installés», précise Fabien Moll-François, historien et sociologue des sciences au CDH de l’EPFL et à Unisanté. Grâce à ces sources, les chercheuses et chercheurs ont par exemple découvert la quantité de papier et de déchets verts incinérés, et ont pu évaluer la composition chimique des déchets ainsi que leur impact sur l’environnement.

Deux étudiants en master d’ingénierie environnementale à l’ENAC, Alexis de Aragao et Xiaocheng Zhang, ont également participé aux travaux de recherche dans le cadre de leurs projets de conception. En s’appuyant sur les données recueillies et les notes prises par l’équipe CROSS, ils ont découvert que l’incinérateur avait longtemps été utilisé au-delà de ses capacités. Au début des années 1970, la masse des résidus restant après incinération dépassait parfois 50% de la masse totale incinérée, une information importante d'un point de vue environnemental et socio-historique.

« L’étude met en évidence des problèmes de gouvernance, tels que l’abandon d’un autre projet d’incinérateur, qui aurait permis de limiter la saturation de l’incinérateur du Vallon. Dans les années 1980, la gestion de l’incinérateur s’est complexifiée à cause des relations entre la ville, le canton et la Confédération. Malgré plusieurs avertissements concernant les métaux lourds dès les années 1970 et les dioxines dans les années 1990, l’incinérateur n’a pas été mis aux normes dans les délais ordinaires prévus par la réglementation. L'étude montre les limites d'une gouvernance en silos : aux niveaux cantonal et communal, le dossier est entre les mains de départements techniques (en charge des infrastructures et de l'environnement ou des services industriels), ce qui a contribué à limiter la prise en compte de considérations de santé publique. Le canton dispose de pouvoirs importants en matière de planification, de gestion des déchets et de surveillance de la pollution, ce qui tend à le placer en position de juge et partie », fait remarquer Céline Mavrot, politologue à l’UNIL.

Une approche interdisciplinaire

Les règles pour la demande de financement CROSS stipulent précisément que le projet doit inclure des chercheuses et chercheurs de l’EPFL et de l’UNIL, une ou un spécialiste en sciences sociales et en sciences humaines, et une ou un spécialiste en sciences de la vie, en sciences naturelles ou en ingénierie. Cela permet de créer de nouveaux liens et de nouvelles collaborations qui n’auraient peut-être pas vu le jour autrement. C’est pourquoi les cinq chercheuses et chercheurs qui ont participé à ce projet avaient chacune et chacun une spécialisation différente et complémentaire : histoire des sciences et de l’environnement, santé publique, sciences politiques et chimie de l’environnement.

En tant que toxicologue spécialisée dans le domaine de la santé mondiale et environnementale à Unisanté, Aurélie Berthet a été l’une des chercheuses impliquées dans la définition des recommandations sanitaires relatives à la contamination par les dioxines des sols lausannois. L’idée du projet interdisciplinaire est venue de discussions avec l’historien Fabien Moll-François qui avait réalisé sa thèse sur la pollution aux dioxines causée par l’incinérateur de Gilly-sur-Isère en France et souhaitait poursuivre ses travaux de recherche à Lausanne. Le projet a ensuite été préparé en collaboration avec Céline Mavrot, spécialiste en matière de santé publique.

Avec le soutien de Florian Breider et d’Alexandre Elsig, historien au CDH, l’équipe a su combiner l’expertise de chacune et chacun pour produire un travail véritablement interdisciplinaire. Elle a utilisé des outils et des méthodes de la chimie environnementale, de la santé publique, de l’histoire et de la sociologie politique pour recueillir des données sur la spécificité de la pollution et son impact.

« Il est assez rare que des disciplines travaillent ainsi main dans la main et collaborent dès le départ, affirme Alexandre Elsig. En général, les recherches sont effectuées de manière successive, alors qu’ici, nous avons réalisé l’ensemble du processus en équipe, ce qui a permis d’intégrer les données d’archives dans le travail de chimie environnementale, et toutes les connaissances en matière de chimie environnementale ont également pu guider le travail d’archivage. »

En réunissant les différentes disciplines et en collaborant, l’équipe a pu répondre à de nombreuses questions importantes et a développé une approche qui peut être appliquée à d’autres cas.

Répondre aux problématiques locales

L’équipe reconnaît également la capacité du programme CROSS à entreprendre un projet local, réalisé directement avec les personnes concernées.

« Les projets CROSS étant cofinancés par l’EPFL et l’UNIL, cela signifie que nous pouvons nous attaquer aux problématiques locales, confie Florian Breider. Nous avons envisagé de déposer une demande de financement auprès du FNS, mais ce type de financement n’est généralement pas axé sur des thèmes locaux. CROSS était donc un outil de financement idéal pour ce type de projet, et je ne sais pas comment nous aurions pu le réaliser sans celui-ci ».

Après des premières discussions avec les riveraines et riverains pour définir la problématique, l’équipe est revenue présenter les résultats le 27 mars dernier à une centaine de personnes habitant dans les zones les plus polluées. Le public s’est montré très intéressé. Il a partagé ses expériences et posé des questions, par exemple sur la possibilité que des polluants autres que les dioxines soient présents dans les sols, et sur le temps nécessaire pour que les polluants disparaissent des sols. Des questions ont également été posées sur l’organisation du contrôle de la pollution et sur les raisons pour lesquelles la contamination par les dioxines a été découverte si tardivement. L’équipe a pu apporter des réponses à ces questions tout en recueillant des informations précieuses sur les nuisances subies par le passé par les habitantes et les habitants.

À l'avenir, l’équipe et les deux étudiants de l’ENAC présenteront un article scientifique sur le modèle mathématique qu’ils ont développé pour évaluer les émissions passées de dioxines et de furanes des usines d’incinération de déchets. Ces travaux seront également présentés par Florian Breider lors d’une conférence internationale à Taïwan sur les micropolluants et les risques écologiques.

Les chercheuses et chercheurs souhaiteraient poursuivre leurs recherches. Au départ, ils voulaient inclure la période 2006-2020, mais en raison d’un retard de six mois dans l’accès à certaines archives, ils n’ont pas eu le temps de rechercher après 2005, car les projets CROSS sont financés uniquement pour une année. Ils sont toujours à la recherche d’un financement pour une nouvelle phase du projet.

« Il n’est pas toujours facile d’obtenir un soutien pour ce type de collaboration interdisciplinaire entre les sciences humaines et les sciences fondamentales, déclare Fabien Moll-François. Or, il est essentiel que ce type de travail puisse être mené dans un cadre universitaire. Le CROSS offre une solution novatrice pour conduire une recherche indépendante sur un sujet mêlant des enjeux scientifiques, sociétaux et politiques ».

Financement

Le programme CROSS (Collaborative Research on Science and Society) encourage les projets interdisciplinaires qui traitent de problématiques actuelles dans la société et la technologie, et qui sont réalisés dans le cadre d’une collaboration entre chercheuses et chercheurs de l’EPFL et de l’Université de Lausanne (UNIL). Par le biais d’un appel à projets annuel, CROSS accorde des subventions sur concours pour soutenir la phase préparatoire de nouveaux projets de recherche en vue d’obtenir un financement important.


Auteurs: Stephanie Parker, Virginie Martin

Source: Collège des humanités | CDH

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