Sarah Kenderdine, cartographe numérique du bouddhisme
Série d’été. Vocation chercheuse. Sarah Kenderdine, directrice du Laboratoire de muséologie expérimentale, a retracé, photographié et reconstitué numériquement la diffusion maritime du bouddhisme à travers l’Asie. Une histoire rarement racontée.
Vidéo: Statue d’un bodhisattva, ou «être éveillé», du musée national du Sri Lanka.
Depuis 2016, Sarah Kenderdine, accompagnée d’une petite équipe de recherche, a visité des centaines de sites archéologiques et culturels à travers l’Asie du Sud-Est. Ses pérégrinations l’ont confrontée à de multiples défis, qu’ils soient bureaucratiques (accès à des sites sacrés ou protégés par le gouvernement), logistiques (transport du matériel photographique encombrant, dont un petit frigo rempli de films), voire physiques (météo périlleuse, six heures d’embouteillages et troubles politiques).
Mais cette experte en visualisation et en données culturelles, qui a rejoint l’EPFL en 2017 pour diriger le Laboratoire de muséologie expérimentale (eM+) au Collège des Humanités, ne s’est pas laissée perturber par ces embuches. Pour elle, les voyages (et leurs risques imprévus) font simplement partie de sa vie professionnelle.
«J’ai grandi en voyageant, et ça a toujours été une composante nécessaire pour mon travail. Avant de rejoindre l’EPFL, je travaillais comme archéologue maritime, et après être devenue spécialiste numérique, je me suis intéressée très tôt au patrimoine virtuel. Voyager pour documenter des sites et mettre sur pied des expositions, qui elles-mêmes se déplacent, fait donc partie intégrante de mon travail. Toutefois, l’Atlas est mon projet le plus ambitieux jusqu’à présent pour ce qui est du nombre de sites et de pays.»
Des endroits exceptionnels
L’«Atlas», c’est l’Atlas du bouddhisme maritime, une vaste exposition virtuelle qui sera présentée en mai 2021 à Taïwan, après avoir été reportée d’une année en raison de la pandémie de COVID-19. L’exposition permanente sera complétée par une version itinérante personnalisable de l’Atlas, que la chercheuse décrit comme une «carte profonde» (deep map). Elle raconte l’histoire de la diffusion du bouddhisme à travers les ports de la Mer de Chine méridionale du IIe siècle avant J.-C. au XIVe siècle après J.-C.
Pour Sarah Kenderdine, c’est un «véritable privilège» d’avoir pu visiter et documenter ces sites dans le cadre de son projet. «Certains endroits sont exceptionnels: contrairement à de nombreux sites européens, on y trouve beaucoup d’activité et de vie du fait des pèlerins bouddhistes qui viennent les visiter, souligne-t-elle. Citons le Rocher d’Or en Birmanie, un rocher perché au bord d’une falaise qui donne l’impression d’être sur le point de tomber. Les pèlerins y déposent des feuilles d’or, une pratique usuelle des adeptes. Certaines sculptures de la région, si vénérées, sont à tel point recouvertes d’or qu’elles en deviennent renflées et ont un aspect bizarre.»
Fusion entre histoire et mythologie
Une des caractéristiques de l’Atlas du bouddhisme est qu’il apporte une perspective maritime, encore jamais présentée en public, à une histoire qu’on raconte généralement sur la base d’artefacts de voies commerciales terrestres telles que la route de la soie. Pour ce faire, on a recours à des milliers d’images gigapixels à ultra-haute résolution, stéréographiques et panoramiques 3D de sites naturels et historiques, de monuments, de textes, de sculptures et d’autres objets des quatre coins de l’Asie du Sud-Est.
A terme, il sera possible de faire une visite virtuelle immersive à travers l’espace et le temps, rehaussée d’enregistrements sonores en 3D, grâce à un navigateur de données pionnier de mise en carte approfondie: une interface de navigation développée dans un environnement virtuel 3D et à 360 degrés (omnidirectionnel).
L’effort herculéen qu’il a fallu pour recueillir les images et sons de centaines de sites et de milliers d’objets, les organiser et leur donner vie requiert des compétences en science des données, en photographie, en archéologie, en histoire, en études culturelles et religieuses et en géographie. Cependant, Sarah Kenderdine se voit en premier lieu comme une conteuse.
«Tout tourne autour de la manière de raconter l’histoire: nous voulons créer un récit à partir de cet ensemble de données hétérogènes provenant de tous ces sites. C’est un défi, car il y a un compromis à faire entre l’érudition et ce qui est cohérent et attrayant pour le public de façon virtuelle.»
Sarah Kenderdine collabore avec des collègues et des érudits bouddhistes, notamment Lewis Lancaster, professeur émérite du département des langues d’Asie de l’Est à l’Université de Californie à Berkeley, afin de reconstituer la narration, qui débute dans des grottes creusées dans la roche en Inde.
«Ces sites présentent une richesse incroyable, une histoire phénoménale, mais tout ne se réduit pas à de l’histoire et des faits: c’est une fusion avec des mythes et des reliques bouddhistes. Et ce n’est pas à nous de dire quel récit est correct; c’est justement ce qui caractérise les systèmes de croyances. Je pense qu’il est important de reconnaître la malléabilité de l’histoire.»
1966: naissance à Sidney, en Australie
1987: Bachelor of Arts (double majeure en anthropologie/archéologie et en phénoménologie de la religion), Université d’Otago, Nouvelle-Zélande
2010: doctorat, Institut royal de technologie de Melbourne, Australie
2013: professeure à la faculté Art & Design, institut national pour les arts expérimentaux, Université de Nouvelle-Galles du Sud
2017: professeure et cheffe de l’eM+, EPFL
2017: directrice et curatrice d’ArtLab, EPFL