Réenchanter la ville par l'industrie du réemploi

Léa Guillotin devant les anciens bâtiments lausannois de l'entreprise Goutte, dans le quartier de Sévelin. 2025 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0
Dans le cadre de son projet de master en architecture, Léa Guillotin propose de réindustrialiser un quartier de la ville de Lausanne pour donner un élan au réemploi.
Originaire d’un village normand, Léa Guillotin nourrit très tôt une passion pour l’architecture. Adolescente, elle participe à la rénovation de la maison familiale, une première expérience concrète qui conforte son intérêt. En année d’échange aux États-Unis durant le lycée, elle suit un cours à option consacré à l’architecture qui achève de la convaincre. Elle s’inscrit sans hésitation à l’EPFL après le baccalauréat, pour se doter d’une formation qui allie théorie et histoire de l’architecture à la compréhension scientifique des structures et de la physique du bâtiment. Son projet de fin d’études consacré à la friche de Sévelin, à Lausanne, s’est distingué parmi les meilleurs de sa promotion. L'édition 2025 du Prix Master Architecture de la Société suisse des ingénieurs et des architectes (SIA), a également inclus ce travail parmi les huit meilleurs travaux de Master en architecture du pays, sur 31 nominés.
Léa Guillotin échafaude son sujet pas à pas. En première année de Master, elle se passionne pour l’histoire de l’architecture industrielle en suivant un cours donné par le professeur Pier Vittorio Aureli. Elle y consacre son «énoncé théorique», primé parmi les cinq meilleurs de sa classe. Cette recherche documentaire précède le projet de master en tant que tel. Elle lui permet de comprendre le contexte historique qui l’intéresse: «La majorité des bâtiments industriels semblent répondre aveuglement à des exigences pratiques et économiques. Mais, au milieu de cette banalité, quelques rares cas exceptionnels émergent», explique la diplômée. «Certaines usines se distinguent par leur architecture de qualité qui parvient à affirmer une identité sans ostentation. Pour le site de Sévelin, j’ai voulu que le bâtiment soit une démonstration de sa fonction, tout en dialoguant avec le passé industriel du quartier.»

En mutation
À Lausanne, le quartier de Sévelin est en mutation. Il est l’héritier du Flon, le premier site de la ville à s’être industrialisé avant de se tertiariser. Autrefois, Sévelin incarnait un tissu productif constitué d’entrepôts, de garages et d’artisans. Des activités aujourd’hui reléguées en périphérie. À l’ouest du site, trois halles en friche construites dans les années 1930 témoignent encore de ce passé.
L’entreprise Goutte, spécialisée dans le traitement des déchets et la récupération de matériaux, y a exercé ses activités jusqu’en 2016. À la suite d’un concours d’idées lancé en 2022, elle destine ses halles à être démolies en faveur d’un ensemble de logements, bureaux et activités commerciales en rez-de-chaussée. Un projet renforcé par l’arrivée du tram dès 2026, dont deux arrêts seront situés à proximité. Ce devenir est toutefois remis en question par Léa Guillotin. Celle-ci a imaginé un tout autre rôle au site de 3000 mètres carrés dans le cadre de son projet de master.
Cette transformation permettrait d’offrir plus de mixité, des circuits courts et de produire localement.
Centre de réemploi
Son idée? Transformer le site en centre de réemploi. Une fonction qui vise à renforcer son caractère productif, social et culturel. Le centre aurait pour mission de récolter, trier, stocker et réparer les matériaux de chantier. Il aurait aussi l’avantage de sensibiliser le public grâce à un showroom, des événements et des formations. Il accueillerait des architectes, des ingénieures, des artisans et des habitantes et habitants de Lausanne et des environs.
«Cette transformation pourrait donner un réel élan au réemploi à la ville de Lausanne», souligne la diplômée. «Elle permettrait aussi d’offrir plus de mixité, des circuits courts et de produire localement. L’idée serait par exemple d’aller acheter ses matériaux ou bien même ses chaises à cet endroit plutôt qu’ailleurs.» Léa Guillotin précise que le projet n’est pas irréaliste: «Plusieurs villes préservent actuellement leur passé industriel pour ne pas céder au tout-logement. Zurich, a introduit une loi qui vise à maintenir un pourcentage de zones industrielles, en stabilisant les prix des terrains pour protéger les petites entreprises face à la pression du marché immobilier. Un projet aux objectifs similaire est en cours à Genève.»

Etagère modulaire
Le réemploi impliquerait de récupérer des matériaux provenant de bâtiments appelés à être démolis à Lausanne. Pour évaluer le potentiel de son projet, Léa Guillotin les recense et note qu’une quarantaine de projets de démolition sont prévus ces prochaines années dans la capitale du Canton de Vaud. Certains immeubles présentent un potentiel de réemploi intéressant: dalles en béton, menuiserie, charpente, faïence. Des éléments qui pourront servir à construire une partie du centre lui-même.
L’architecte propose ainsi d’ériger un bâtiment sous la forme d’une grande étagère modulaire qui intègre les bâtiments existants et dialogue avec l’histoire industrielle du site. La structure en métal est pensée autant que possible avec des éléments de réemploi: dalles, poutres de portée moyenne et treillis. L’essentiel des bâtiments est conservé et certaines parties historiques sont démontées et réemployées dans la structure.
Les assemblages de chaque élément sont non destructifs. Les boulons permettront le démontage des poutres sans perte de qualité. Ainsi, chaque composant sera pensé pour être interchangeable, afin de prolonger la durée de vie de la structure et de lui permettre d’évoluer dans le temps. Jusqu’à être démontée, si nécessaire.
Depuis cet automne, Léa Guillotin transfère ses connaissances dans sa vie professionnelle: la diplômée vient en effet d’être engagée par le bureau d’architecture lausannois Kunik de Morsier. Elle pourra notamment y suivre des projets en lien avec l’architecture industrielle.
Elle apprend alors que l’association Continuum organise actuellement diverses activités culturelles et sociales dans les locaux: bar, brocante, friperie, terrain de pétanque et expositions. Autre information importante: le projet lauréat visant à démolir les halles est en phase de conception et en attente de permis de construire, car le plan d’affectation du quartier est en cours de révision. Son projet de master vient s’insérer dans cette brèche.

La maquette du centre de réemploi imaginée par Léa Guillotin dans le quartier lausannois de Sévelin. © EPFL / Léa Guillotin
Beau et élégant
Cette «grande étagère modulaire» évite la logique des barres orthogonales, déjà̀ très présente dans le quartier de Sévelin. À travers ses deux pans recouverts de panneaux solaires, le toit permettrait de dynamiser le site et à d’entrer en dialogue avec l’immeuble voisin, au nord. «J’avais le souci que le bâtiment soit élégant, qu’il donne envie d’être fréquenté et de prouver que l’industriel peut aussi être beau», précise Léa Guillotin. Cette dernière ajoute avoir apprécié un autre cours de Master donné sur l’intégration du solaire «de manière belle et cohérente».
Léa Guillotin remarque que l’espace dédié au stockage n’exigera pas nécessairement de chauffage ni de façade. Cette absence constitue un levier économique important, d’autant plus pertinent dans le cas d’un bâtiment de plus de 100 mètres de long. En supprimant la façade, un gain est réalisé́ en matière de coûts et de bilan carbone, mais également visuellement, car le volume devient plus ouvert. Pour répondre aux besoins logistiques, le projet revoit la circulation actuelle. L’architecte ajoute des solutions pour accueillir camions, voitures et vélos-cargo et toute la logistique liée à cette activité.
Trois halles
Concrètement, le centre de réemploi se présente sous la forme de trois halles. La première deviendra un espace public accueillant un showroom avec les matériaux stockés, des conférences et un parcours de sensibilisation au réemploi qui se déploiera à travers tout le stockage. La halle centrale abritera un atelier de remise en état des matériaux issus des démolitions, connecté aux flux logistiques. Enfin, la troisième halle abritera des logements-ateliers pour artisans (menuisiers, tapissières, couturiers, etc.) qui participeront à une nouvelle forme d’industrie urbaine, locale et circulaire.
Le stockage se trouvera aux niveaux supérieurs. Tout sera réemployable, avec un stock allant de dalles de béton aux poutres en bois, en passant par de simples robinets de salle de bain. Les particuliers et les entreprises peuvent ainsi se procurer sur place les pièces nécessaires à de nouveaux projets de construction. Le dernier étage accueille les programmes ouverts au public, un café-terrasse et un fablab. D’autres ateliers d’artisannes et artisans en duplex s’y trouvent aussi, en continuité avec ceux du niveau inférieur.
Léa Guillotin, «RE-FABRIQUER SÉVELIN : L’image de l’industrie en centre-ville», supervisé par Jo Taillieu, EPFL, 2025.