Quand le réel rencontre le spéculatif

© Alice Bucknell, Staring at the Sun, 2024

© Alice Bucknell, Staring at the Sun, 2024

Alice Bucknell, artiste et auteurice basé·e aux Etats-Unis se sert des moteurs de jeu et de la fiction spéculative pour explorer les interconnexions entre architecture, écologie, magie, intelligence artificielle et non-humaine. 

Dans le cadre du programme Artiste en résidence Enter the Hyper Scientific du Collège des humanités, Alice Bucknell a utilisé un moteur de jeu afin de créer un « documentaire science-fictionnel » intitulé Staring at the Sun qui explore la géo-ingénierie solaire et les limites de la modélisation du climat. Le projet sera présenté à l’EPFL le 19 mars à EPFL Pavilions – Pavilion A.

Pour en savoir plus sur ce projet et la recherche qu'il a impliqué, nous avons posé quelques questions à l'artiste Alice Bucknell :

Le documentaire appuyé sur des faits et la science-fiction relevant de l’imaginaire semblent être deux éléments tout à fait opposés. Qu’est-ce qu’un « documentaire science-fictionnel » et pourquoi avoir choisi ce format ?

J’ai choisi le terme « documentaire science-fictionnel » pour décrire le film comme un paradoxe. On envisage le documentaire comme porteur de vérité, qui offre une analyse mesurée d’un sujet complexe, tandis que la science-fiction est le royaume du fantastique, de l’imaginaire. En combinant les approches de la recherche et de l’ethnographie avec une narration semi-fictionnelle, j'essaie de réunir ces approches. Mon intention est de produire un monde, un environnement et des conditions qui semblent en même temps très familiers et étrangement méconnaissables.

Une grande partie de la recherche, de la planification et des implications sociopolitiques de la géo-ingénierie solaire - qui consiste à empêcher artificiellement les rayonnements solaires de pénétrer dans l’atmosphère terrestre - paraît tout droit sortie d’une œuvre de science-fiction. Cela dit, il s’agit d’une technologie bien ancrée dans le réel. Plusieurs pays, dont la Suisse et les États-Unis, sont déjà en train d'adopter des lois et de réaliser des études sur la géo-ingénierie solaire. J’explore donc ce moment de bascule où le réel verse dans le spéculatif, et le spéculatif dans le réel.

Pourquoi avoir choisi d’utiliser la technologie du jeu ?

Au cours des dernières années, j’ai travaillé sur des moteurs de jeu comme terrain d’exploration de narrations spéculatives. Une grande partie de mon travail oscille entre présent et futur, et avec le photoréalisme d’un moteur de jeu, il est facile de créer cet espace étrange qui semble à la fois très familier mais aussi inexplicablement différent. Dans Staring at the Sun, vous verrez de nombreux environnements qui sont tous géographiquement spécifiques à des lieux donnés, comme un panorama de montagne suisse ou de désert du sud-ouest américain, des plantations d'huile de palme en Indonésie ou du cercle arctique suédois. Ce qui relie ces différents sites, c’est la portée globale de la technologie de géo-ingénierie solaire : comme un hyperobjet, un terme désignant un système complexe trop vaste pour être perçu d’un seul tenant, dont le déploiement dans l’atmosphère affecte l’ensemble de la planète.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans la notion de « simulation » ?

Mon intérêt pour la simulation provient de la relation complexe et continue entre le divertissement et les prévisions climatiques. Curieusement, le moteur de jeu constitue un pont inattendu entre les deux. En plus des implications très concrètes de la géo-ingénierie solaire, Staring at the Sun explore l’histoire émergente des moteurs de visualisation de la Terre : des doubles ou jumeaux numériques de la Terre qui sont utilisés dans les prévisions climatiques à long terme. Cela inclut aussi bien l’augmentation du nombre d’événements climatiques extrêmes comme les ouragans et les tornades que les éléments les plus spéculatifs de la géo-ingénierie solaire. Par exemple, si nous disséminons un cocktail de particules dans la stratosphère, à quoi pourrait ressembler Taipei dans 100 ans ? Il est intéressant de noter que l’entreprise NVIDIA, qui produit des cartes graphiques pour l’industrie du jeu vidéo, utilise également la technologie des jumeaux numériques pour un projet intitulé un peu présomptueusement Earth-2.

Je me suis intéressé·e à cette sémantique puisque « Earth-2 », double numérique de la Terre, fait écho à la « Planète B » que représente Mars dans les discours d’Elon Musk ou encore à l’expérience « Biosphère 2 ». Il s'agit dans les deux cas de tentatives de contrôle d'une planète et d'un environnement en tant que systèmes, en grande partie par le biais de prévisions.

Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la géo-ingénierie solaire ?

Parmi tous les types de géo-ingénierie en débat, la solaire est peut-être celle qui concerne le plus l’ensemble de la planète. Elle est également la plus compliquée à comprendre et à réglementer dans la mesure où il s’agit d’un type de géo-ingénierie qui a un impact global. Si vous relâchez dans la stratosphère des ballons contenant des aérosols, par exemple au-dessus de Las Vegas, cela aura un effet sur le climat de la forêt amazonienne comme sur l’Arctique. En ce sens, je pense que la géo-ingénierie solaire déconstruit la binarité global/local que les humains ont établie pour comprendre les nouvelles technologies. L'ampleur de son impact par rapport à l'invisibilité de sa technologie est quelque chose qui m'intrigue vraiment, ainsi que de nombreux scientifiques avec lesquels je me suis entretenu·e et qui travaillent dans ce domaine.

En quoi le programme artiste en résidence de l’EPFL « Enter the Hyper-Scientific » était-il le cadre idéal pour ce travail ?

J’ai souhaité participer à cette résidence, et donc venir à l’EPFL, afin de me confronter aux aspects techniques, scientifiques, mesurables et formels de cette recherche, ainsi qu’aux questions liées à la modification des systèmes climatiques de la terre à l'échelle planétaire. Je trouve que si je peux travailler directement avec des scientifiques - avec des chercheurs et chercheuses en climatologie, avec des gens qui modélisent les futurs climats terrestres - cela donne à ce travail une crédibilité qui me permet d’aborder les éléments spéculatifs de manière plus rigoureuse.

J'étais particulièrement intéressé·e par la manière de diviser le récit entre les États-Unis et la Suisse, en raison du travail déjà accompli par ces deux pays pour modifier l'atmosphère terrestre et de la façon dont cela s'est déjà cristallisé en initiatives d’entreprises et en stratégies marketing.

Ces deux pays ont des approches très différentes de la concrétisation du spéculatif. Les États-Unis, dans un esprit d'idéalisme typique de la côte ouest, possèdent cet esprit d’exploration. Il y a un certain nombre de start-ups qui bricolent de la géo-ingénierie, faute de législation sur la question. En Suisse, au contraire, la question est très bien pensée et règlementée. Si vous regardez du côté des descriptifs marketings des entreprises suisses, vous verrez qu’elles promettent un monde meilleur pour la collectivité, tandis que l’approche américaine semble beaucoup plus individualiste et néolibérale. Les deux sont bien sûr problématiques, mais les inflexions nationalistes du discours des deux pays vis-à-vis de cette technologie ont semblé être un point important à intégrer dans le travail, en particulier à l'heure actuelle.

En parallèle de l’exposition de votre travail à l’EPFL, Staring at the Sun fera également partie de la « Solar Biennale » du mudac. Pouvez-vous expliquer en quoi elle consiste ?

La Solar Biennale est une exposition qui vise à faire comprendre que le soleil est à la fois vital pour notre monde et pour toute vie sur terre, mais que, paradoxalement, en raison des interventions anthropogéniques sur le climat, il est aussi devenu, d'une certaine manière, notre plus grande menace. En tant que personne travaillant régulièrement sur ces dualités, je suis particulièrement attiré·e par la complexité, la beauté et l'inconfort de cette relation que nous entretenons avec un corps céleste qui soutient la vie humaine et non humaine depuis des temps immémoriaux, mais également par les nombreuses façons dont cette relation a été mise en péril par l'action humaine et notre désir de contrôle sans opposition ni concessions. Je pense que c'est un sujet captivant et riche pour une exposition qui demande aux visiteurs et visiteuses d'imaginer des alternatives à nos systèmes extractivistes, gaspilleurs et arrogants à l'échelle planétaire (et au-delà) ; c'est effrayant, mais cela ouvre également de nombreuses possibilités. Je suis heureux·se que ce type de réflexion sur le soleil bénéficie de l'espace d'une biennale et j'ai hâte de voir les autres œuvres présentées.

Staring at the Sun est une commande conjointe de l’EPFL et du mudac – Musée cantonal de design et d'arts appliqués - dont le format sera propre à chaque site. À EPFL Pavilions, le projet sera présenté dans sa version intégrale de 40 minutes sous la forme d'une installation à deux canaux, élargissant la relation entre le spéculatif et le réel, le scientifique et le fictionnel. L’œuvre fera partie de l’exposition « From Solar to Nocturnal » qui inclura aussi le projet Interspecies Interfacies (part I) de Matthew C. Wilson. Au mudac, Staring at the Sun sera présenté dans une version plus courte, en dialogue avec les autres projets exposés.



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© Alice Bucknell, Staring at the Sun, 2024
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