Plongée dans la vie très organisée des grands pendulaires
Comment les familles de grands pendulaires dont les deux parents travaillent s’en sortent-elles face à des rythmes de vie particulièrement soutenus? Un chercheur de l’EPFL relève dans un ouvrage leurs stratégies et les situations à risque.
«Les études sur les grands pendulaires se focalisent souvent sur les grands mobiles internationaux, tels que les patrons et les cadres d’entreprises. J’ai voulu ici revenir au quotidien et comprendre les stratégies et les astuces des familles dont les parents effectuent de grands déplacements de leur domicile à leur travail», explique Guillaume Drevon, chercheur au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL. Le géographe vient de publier Proposition pour une rythmologie de la mobilité et des sociétés contemporaines, (Éditions Alphil-Presses universitaires suisses).
La rythmologie vise à comprendre les comportements et les sociétés à travers l’analyse des rythmes de vie. Elle analyse en particulier la fréquence et la dispersion spatiale des activités d’une population ainsi que sa perception du temps. Cette approche vise notamment à comprendre l’accélération que connaît notre société, sous l’influence des technologies (e-mail, information, réseaux sociaux) et des cultes de la vitesse et de l’urgence, devenus des synonymes de performance.
Nouveau rapport au temps
Guillaume Drevon propose dans son ouvrage d’opérer un véritable tournant théorique et méthodologique, préférant analyser la société à travers les rythmes plutôt qu’à travers les catégories classiques de la sociologie (tranches d’âge, classes sociales). «Notre rapport au temps a changé, notamment sous la pression d’injonctions multiples affirmant que pour être performant et reconnu socialement, il faut être actif», détaille le géographe. «C’est pourquoi cette approche nous paraît très pertinente aujourd’hui.»
La première partie de l’ouvrage introduit l’analyse de la mobilité par celle des rythmes de vie. La seconde présente les rythmes de vie de quelques 8000 grands pendulaires qui franchissent chaque jour les frontières de la Belgique, de l’Allemagne et de la France pour se rendre au Luxembourg. La dernière partie de l’ouvrage rapporte le témoignage d’une vingtaine de couples biactifs et pendulaires, avec des enfants en bas âge. Cette troisième partie est également dédiée au recensement des stratégies et ressources qui leur permettent de faire face à des rythmes de vie particulièrement soutenus.
Eléments incontournables
Résultats? Groupes WhatsApp avec les voisins, agenda familial partagé sur Google, annonce sur Facebook, co-voiturage pour les activités des enfants, grands-parents à proximité, tableau d’affichage dans la cuisine… les astuces mobilisées par ces familles pour gérer au mieux leur rythme de vie sont multiples. Si cette liste peut paraître infinie, elle montre aussi des formes d’inégalités potentielles face au temps quotidien, souligne Guillaume Drevon: «Les familles au revenu modeste, les familles monoparentales qui ne jouissent pas d’un capital social fort sur leur lieu de vie s’exposent à des points de ruptures à des formes de vulnérabilités temporelles.»
Fonctionnant à flux tendu, les imprévus se transforment alors en catastrophes et créent, avec le temps, des séparations, des déménagements et des burnout. Le géographe souligne également l’importance pour ces familles de s’acheter des «services temporels», en employant par exemple une nounou et une femme de ménage. Un véritable enjeu de santé publique lié à la charge mentale des parents est révélé par l’analyse des rythmes de vie, indique le chercheur.
Arythmies et eurythmies
Pour Guillaume Drevon, la rythmologie permet de prendre le pouls d’une société, d’en relever les arythmies, à l’exemple des travailleurs de nuit, et les eurythmies, à l’exemple des moments de partages collectifs (fêtes populaires, festivals). Concrètement, le Laboratoire de Sociologie Urbaine tend à développer une approche rythmique des sociétés à travers l’analyse de la mobilité (ex : graphique ci-contre qui met en lumière les différents types de rythmes de vie des Suisses sur 24 heures) et du logement. Pour les chercheurs, cette approche par le rythme peut être utile aux politiques publiques au sens large et, en particulier, aux politiques de mobilité et de logement.
Les profils rythmiques des Suisses sur 24 heures, nouveau sujet d’étude du LaSUR. © Alexis Gumy - LASUR / EPFL