«Nous apprenons aux souris à jouer aux jeux vidéo!»

James Priestley. Crédit: Alain Herzog (EPFL)
James Priestley est récemment devenu boursier du programme ELISIR (EPFL Life Sciences Independent Research). Dans ses recherches sur la mémoire, il a notamment recours à la réalité virtuelle pour étudier comment les souris stockent de nouvelles informations dans leur cerveau.
Alors que le programme ELISIR (EPFL Life Sciences Independent Research) entre dans sa cinquième année, nous avons rencontré James Priestley, qui vient de l’Université Columbia et qui a rejoint l’EPFL en 2023. Les recherches de James Priestley portent sur la neurobiologie de la mémoire, notamment le rôle computationnel de l’hippocampe et des structures associées dans la formation de la mémoire.
Avez-vous toujours voulu être scientifique?
Je participe à la recherche scientifique depuis le début de mon cursus universitaire. J’ai étudié la neurobiologie au cours de mon premier cycle universitaire et également pendant mon doctorat. Je travaille dans le domaine de la recherche sur la mémoire depuis environ dix ans.
Avez-vous toujours été intéressé par la recherche sur la mémoire?
Je me suis intéressé aux neurosciences très tôt dans mon parcours. Je pense que la mémoire, notamment, est au cœur d’une grande partie de ce que nous attribuons au comportement cognitif. Elle nous permet de tirer parti de nos expériences vécues et de les utiliser pour guider un comportement adaptatif, ou tout simplement pour nous remémorer le passé. C’est un sujet qui m’intéresse de par sa nature.
L’hippocampe est au centre de mes travaux, depuis mes recherches en tant qu’étudiant de premier cycle jusqu’à mon doctorat et au-delà. J’ai obtenu mon bachelor à l’Université de Boston où j’ai travaillé au laboratoire de Howard Eichenbaum, qui s’est fait le champion d’une vision de la fonction hippocampique centrée sur la mémoire. Ses travaux ont fortement influencé ma vision du domaine.
Je dois mentionner qu’il existe une petite controverse concernant l’objectif fonctionnel des circuits hippocampiques. La littérature en neuropsychologie humaine nous apprend que les lésions du lobe temporal médian entraînent des déficits de la mémoire épisodique, mais une grande partie des premiers enregistrements de neurones hippocampiques chez les rongeurs se concentre sur la sélectivité spatiale de ces neurones. Les neurones individuels de l’hippocampe semblent coder pour des emplacements spécifiques dans l’espace physique et codent collectivement une «carte cognitive» de l’environnement.
Dans mes travaux avec Howard [Eichenbaum], nous avons exploré des variables au-delà de l’espace physique qui pourraient être encodées dans l’hippocampe des rongeurs. Mes premières recherches ont notamment porté sur le codage du temps, une composante essentielle de la mémoire épisodique qui permet de décrire la progression des événements dans l’ordre. Nous avons étudié comment les circuits hippocampiques codent les relations temporelles et comment l’organisation du codage de séquences dans l’hippocampe dépend des entrées corticales en amont du circuit.
Mon doctorat s’inscrit dans le prolongement naturel de ces travaux, où j’ai testé des modèles de codage temporel dans l’hippocampe lors de la formation de souvenirs de peur dans les laboratoires d’Attila Losonczy et de Stefano Fusi à l’Université Columbia. Par la suite, j’ai étudié les aspects du codage spatial et c’est là que nous avons commencé à utiliser la réalité virtuelle pour contrôler de manière plus flexible l’expérience spatiale et sensorielle des animaux pendant les enregistrements neuronaux. Nous avons eu recours à ces techniques pour étudier le codage des nouvelles expériences dans la mémoire de l’hippocampe, en employant des formes particulièrement rapides de plasticité synaptique. Plus récemment, mes recherches ont porté sur l’utilisation de la réalité virtuelle pour étudier comment l’hippocampe pourrait tirer parti des schémas présents dans le monde sensoriel pour créer des codes plus efficaces pour la mémoire.
Où en est la recherche sur la mémoire aujourd’hui?
Des études menées sur des patientes et patients humains depuis les années 1950 ont révélé que l’hippocampe et le lobe temporal médian sont indispensables à la formation de nouveaux souvenirs épisodiques, notre «autobiographie mentale». Depuis, de très nombreux travaux menés sur de nombreuses espèces ont permis d’illustrer la diversité des stimuli et des facettes de l’expérience qui favorisent l’activité neuronale dans l’hippocampe, qu’elle soit spatiale ou non spatiale. Aujourd’hui, le défi consiste donc à essayer de donner un sens à ce code neuronal riche et hétérogène et de trouver des calculs plus généraux qui pourraient expliquer la contribution spécifique de l’hippocampe aux systèmes de mémoire du cerveau ou à d’autres fonctions proposées comme la navigation.
Une idée que nous avons poursuivie récemment est que l’hippocampe peut activement apprendre des informations sur les schémas partagés qui se produisent dans le contenu sensoriel de différentes expériences, et utiliser cette structure pour organiser les souvenirs dans un format plus efficace, qui peut optimiser la solidité et la capacité de stockage. En y réfléchissant, beaucoup de souvenirs que nous encodons sont très similaires, comme le fait de se remémorer deux conversations qui se sont déroulées dans la même pièce. Le circuit hippocampique pourrait donc contribuer à l’apprentissage et à la compression de ces caractéristiques redondantes dans les souvenirs, ce qui peut rendre les schémas stockés beaucoup plus clairsemés, décorrélés et plus faciles à rappeler, et pourrait également expliquer pourquoi nous voyons des «cellules de lieu» pendant le comportement exploratoire. Autrement dit, ils pourraient simplement refléter la manière dont le cerveau segmente les composantes corrélées des souvenirs qui se produisent au même endroit.
Y a-t-il une perte d’informations? Des compromis?
Il est possible qu’il y ait des compromis entre l’apprentissage des schémas partagés entre différents souvenirs et la quantité d’informations que nous conservons sur les détails spécifiques des épisodes individuels. Nous savons que l’hippocampe a tendance à générer des codes assez épars, ce qui peut transformer la représentation des expériences en les rendant moins semblables les unes aux autres et en facilitant la récupération d’épisodes distincts. Dans la littérature sur la mémoire, on parle de «séparation des schémas», ce qui permet de réduire les interférences entre les souvenirs lors d’un rappel. Mais nous pensons que ces effets sont probablement régulés par d’autres facteurs tels que l’attention, la nouveauté, la motivation et d’autres facteurs cognitifs. C’est pourquoi nous sommes également très intéressés par l’étude de l’évolution de la structure de ces codes neuronaux dans diverses conditions comportementales et sensorielles. Ces facteurs peuvent avoir une influence certaine sur la manière dont les informations relatives à l’expérience sont encodées dans la mémoire ou oubliées.
Concernant les interférences, les troubles neurodégénératifs tels que la maladie d’Alzheimer indiquent que la mémoire est plus globale que limitée à une partie du cerveau. Pouvez-vous en dire plus?
La mémoire est un processus dynamique et distribué dans le cerveau. Dans mon équipe, nous étudions pour l’instant l’hippocampe, qui semble avoir un rôle très important, en particulier dans la formation initiale de la mémoire épisodique. Nous nous intéressons beaucoup à cette phase d’encodage initial et à ce qui se passe lorsqu’une expérience est nouvelle: comment la plasticité rapide de l’hippocampe pourrait favoriser l’organisation de ces nouvelles informations dans la mémoire. Mais il sera également utile d’étudier l’interaction de cette aire cérébrale avec d’autres parties du cortex, à la fois lors de l’encodage initial et lors du rappel ultérieur. De nombreuses théories sur la consolidation de la mémoire – comment la mémoire est organisée et stockée à long terme – suggèrent que les traces de mémoire deviennent moins dépendantes de l’hippocampe au fil du temps, à mesure que les informations sont consolidées dans le cortex pour un stockage à plus long terme, mais le déroulement de ce processus n’est pas encore très clair.
Quel type de technique utilisez-vous au laboratoire?
Dans nos expériences, nous voulons pouvoir exposer les animaux à des environnements sensoriels riches et jouer avec la structure statistique de ces expériences pour voir comment l’hippocampe peut réagir à l’apprentissage et à l’encodage de ces schémas, au-delà de la simple cartographie de l’espace. Pour cela, nous créons des environnements de réalité virtuelle pour les souris, un peu comme un simple labyrinthe, où nous pouvons exercer un contrôle très précis sur les repères sensoriels. La réalité virtuelle est formidable car elle permet d’introduire arbitrairement de nouvelles informations ou de manipuler l’environnement en temps réel. Nous pouvons introduire de nouvelles structures dans l’environnement, comme des schémas corrélés à différents endroits. Nous pouvons déplacer l’animal dans un environnement complètement nouveau et étudier comment ces différentes scènes sont encodées dans l’hippocampe. En fait, nous apprenons aux souris à jouer aux jeux vidéo! Nous combinons ensuite cette technique avec des techniques d’enregistrement à grande échelle telles que l’imagerie calcique, qui nous permet d’enregistrer l’activité de milliers de neurones simultanément pendant le comportement.
Quelles sont les étapes importantes de vos recherches?
Dans mon dernier article, nous avons montré que lorsque les animaux sont exposés à de nouveaux environnements – avec de nouveaux stimuli sensoriels – les neurones de l’hippocampe emploient souvent une règle de plasticité synaptique très unique qui leur permet de former une sélectivité très forte pour des lieux et des environnements spécifiques avec une seule exposition à l’environnement. Il s’agit donc d’un apprentissage «ponctuel» très rapide. Et nous pensons que c’est particulièrement important pour l’encodage initial de nouveaux souvenirs.
Quels sont vos projets de recherche à l’EPFL?
Nous espérons tirer parti de la réalité virtuelle, qui est vraiment formidable car elle nous permet de manipuler arbitrairement le monde sensoriel de l’animal et de poser des questions précises sur la manière dont les détails de l’expérience sont encodés dans la mémoire. Nous étudions donc l’évolution des représentations dans l’hippocampe quand nous utilisons la réalité virtuelle pour modifier les schémas de l’expérience sensorielle, par exemple en modifiant le degré de «compressibilité» d’un environnement.
Nous nous intéressons particulièrement au gyrus denté, la principale région d’entrée du circuit hippocampique, dont on pense qu’elle joue un rôle très important dans la génération de codes épars pour la mémoire. Nous voulons comprendre comment le circuit peut apprendre des codes épars adaptés aux statistiques et à la structure spécifiques de l’expérience en cours, et étudier le rôle des neurones inhibiteurs locaux dans ces calculs. Nous tirons un grand profit de nos intérêts communs et de nos approches techniques avec le laboratoire de Carl Petersen, qui a fait de l’EPFL un environnement exceptionnel pour commencer la recherche en neurosciences des systèmes.
Jusqu’à présent, nos travaux ont porté sur des environnements linéaires relativement simples, car nos méthodes d’enregistrement neuronal exigent généralement que les animaux soient attachés par la tête, mais nous prévoyons d’explorer des comportements plus complexes chez des animaux se déplaçant librement. Pour y parvenir, nous utilisons des microscopes miniaturisés, montés sur la tête. Ils nous permettent d’enregistrer l’activité neuronale lors de mouvements non contraints dans des environnements de réalité augmentée.
Notre travail implique un ensemble d’expériences et de modélisation computationnelle. Nous concevons des tâches de réalité virtuelle pour enregistrer la formation de la mémoire dans différentes conditions et nous essayons de reproduire ces phénomènes dans des réseaux neuronaux artificiels. Nous espérons établir des parallèles entre le codage efficace dans les réseaux neuronaux artificiels et nos observations sur le cerveau lors de l’encodage initial de la mémoire, et du rappel et de la consolidation de la mémoire à long terme.
Que pensez-vous du programme ELISIR?
C’est une opportunité vraiment formidable et unique de pouvoir constituer mon équipe. Après mon doctorat, j’avais une idée assez précise de la direction que je voulais donner à mon travail. Avoir la possibilité de me lancer directement dans les expériences et les projets qui me semblaient les plus intéressants, et profiter de cette indépendance... je ne pouvais pas refuser cette occasion. Et l’environnement de l’EPFL est sans conteste idéal pour la recherche en neurosciences.