«Mettre ses compétences au service de la dignité humaine»
Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR), l’une des institutions humanitaires les plus renommées au monde, est dirigé depuis 2020 par un diplômé EPFL en génie civil : Robert Mardini. De la situation en Ukraine à l’impact du réchauffement climatique sur les populations, en passant par le rôle toujours plus important de la technologie dans les conflits armés, il nous offre un panorama de l’action du CICR et des passerelles entre science et action humanitaire.
Comment arrive-t-on au CICR lorsqu’on diplôme d’une école d’ingénieur comme l’EPFL ?
J’avais déjà une forme d’attirance pour le secteur humanitaire. J’ai grandi au Liban durant la guerre civile. Le CICR était assez présent dans nos vies et j’ai toujours eu de l’admiration pour son action qui apportait non seulement de l’aide, en traversant les lignes de front et de fractures, mais aussi une forme de sécurité et un cadre en temps de conflit.
Suite à l’obtention de mon diplôme d’ingénieur en hydraulique en 1996, je suis resté quelque temps à l’EPFL en tant qu’assistant scientifique. C’est en me rendant au Forum EPFL que j’ai été surpris par la présence d’un stand du CICR et ai découvert qu’ils cherchaient de nombreux ingénieurs hydrauliques, en génie civil ou encore en électricité. Ça a été un déclic. J’ai postulé et suis parti peu après au Rwanda, pour travailler notamment sur des projets d’assainissement d’eau. Au fil des années, j’ai eu l’opportunité d’occuper différents postes, notamment la direction des opérations pour le Proche et Moyen-Orient à partir de 2012, ou celle de la délégation du CICR auprès de l’ONU, à New-York, en 2018. J’assume le poste de Directeur général du CICR depuis 2020.
En quoi consiste votre rôle de Directeur général ? Avez-vous avant tout un rôle de gestion des ressources et des équipes, ou jouez-vous également un rôle direct sur le terrain ?
Le CICR a un mandat confié par les Etats dans le but d’atténuer les souffrances humaines durant les conflits armés. En tant qu’institution, notre rôle est d’une part de rappeler aux belligérants leurs obligations au vu du droit international humanitaire, par exemple de ne pas viser civils et infrastructures civiles, et d’autre part d’apporter une aide aux communautés affectées. Le CICR représente plus de 20'000 collaborateurs et collaboratrices, est présent dans 100 pays et dispose en 2022 d’un budget de 2,6 milliards de francs.
En tant que Directeur général, mon rôle est, avec mon équipe de direction, de tout mettre en place pour que ces ressources soient utilisées au mieux dans l’intérêt des personnes souffrant des conflits armés. Le but est d’offrir un maximum d’autonomie et de moyens à nos équipes sur le terrain, car ce sont elles qui vivent les réalités opérationnelles et sont les mieux placées pour décider de nos interventions. Mon rôle implique également des composantes de représentation et de diplomatie humanitaire.
Par sa proximité géographique, le conflit en Ukraine est très présent dans la vie des européennes et européens. Quelle est l’action du CICR sur place, et à l’inverse quelles sont les barrières auxquelles vous vous heurtez ?
Il s’agit d’un conflit international de très haute intensité, dont les conséquences humanitaires sont catastrophiques et qui entraine des souffrances insoutenables, tant physiques qu’en termes de santé mentale. Nous les constatons chaque jour en parlant avec les populations. L’emploi d’armes explosives à large rayon d’impact dans des zones urbaines densément peuplées a des conséquences dramatiques, que ce soit à Marioupol, à Kharkiv ou à Kiev – même si dans ce dernier cas la situation est moins terrible qu’au début du conflit.
Le CICR était déjà présent dans le Donbass depuis 8 ans. Lorsque le conflit a démarré, l’enjeu a donc été de monter une capacité opérationnelle dans le reste du pays en un temps record, grâce notamment à des recrutements et à l’envoi sur place d’équipes expérimentées. Aujourd’hui, nous avons plus de 700 collègues sur le terrain en Ukraine.
Nous sommes en discussion permanente avec les parties au conflit afin de venir en aide aux victimes. En termes d’infrastructures, nous avons par exemple pu rétablir l’accès à l’eau potable dans des villes comme Irpin ou Boutcha, avec la collaboration de la régie des eaux ukrainiennes. Nous avons également pu approvisionner des hôpitaux en matériel chirurgical. A Marioupol, nous sommes parvenus à faciliter l’évacuation de plusieurs centaines de civils et nos efforts vont se poursuivre dans ce sens. La protection des civils est notre priorité absolue.
Nous nous heurtons certainement à des limites. L’intensité des combats empêche régulièrement nos équipes de faire leur travail partout où elles le souhaitent. Il arrive également que l’on pense être parvenu à un accord, sans que ces accords soient respectés sur le terrain.
« Il est impensable de confier une décision de vie ou de mort à des machines contrôlées par l’intelligence artificielle. La décision humaine reste essentielle pour s’assurer que les règles de la guerre sont respectées. »
La technologie et le digital occupent une place de plus en plus importante dans les conflits : utilisation de l’intelligence artificielle pour le renseignement ou les armements, drones, cyberattaques, bataille de l’information... Quel impact cela a-t-il sur l’activité du CICR ?
En effet cette question était bien moins présente dans les conflits il y a dix, vingt ou trente ans. Cette modernité amène des opportunités car elle permet d’apporter des réponses humanitaires qu’on ne pourrait pas avoir dans d’autres contextes. Mais le digital amène également une vulnérabilité face à des cyber-attaques - de plus en plus d’hôpitaux, entre autres, en font l’expérience. A cela s’ajoute le rôle des médias sociaux que les belligérants utilisent de plus en plus fréquemment pour diffuser de fausses informations. Enfin, les technologies liées aux armements s’accompagnent d’enjeux fondamentaux. Pour le CICR, il est impensable de confier une décision de vie ou de mort à des machines contrôlées par l’intelligence artificielle. La décision humaine reste essentielle pour s’assurer que les règles de la guerre sont respectées.
Vous l’évoquiez, le digital peut amener des formes de vulnérabilité, en particulier dans la protection des données. Le CICR a lui-même subi une cyber-attaque en janvier 2022. Comment vous adaptez-vous à ces enjeux qui restaient encore marginaux il y a quelques années ?
En effet, les données personnelles et confidentielles de 515’000 personnes ont été piratées en janvier dernier – même si elles n’ont heureusement pas été perdues, ni fait l’objet d’une demande de rançon. C’est notre rôle et notre responsabilité de conserver ces données personnelles en sécurité et il est évident que nous devons progresser. Avant même cette attaque, nous avions un programme en place visant à renforcer notre cybersécurité. Nous devons à présent l’accélérer. Nous mettons en place des programmes internes et investissons dans le recrutement d’experts capables de mener cette transformation. Ces enjeux ne doivent pour autant pas être réservés à des experts : il est essentiel que les équipes sur le terrain aient également les compétences digitales nécessaires pour avoir les bons réflexes en matière de protection des données et limiter les risques d’attaque.
Le conflit en Ukraine a également fait réapparaitre le spectre d’une guerre nucléaire. Quel est le rôle du CICR dans la régulation de l’utilisation des armes ?
Le CICR travaille intensément à réguler l’utilisation des armes. Nous travaillons depuis près de 50 ans sur le traité pour l’abolition des armes nucléaires et il a enfin été ratifié il y a un an par près de 50 états. C’est une bonne nouvelle car aucune réponse humanitaire ne peut répondre aux conséquences d’une attaque nucléaire. Il reste encore du travail et d’autres états doivent encore le ratifier. Dans le passé, le CICR a également porté et promu le traité pour interdire les mines antipersonnel ou encore les armes à sous-munitions car il s’agit par définition d’armes qui ne peuvent pas distinguer les cibles militaires des civils.
« Les populations affectées par les conflits armés sont frappées de plein fouet par les conséquences du changement climatique. »
Nombre de catastrophes humanitaires sont aujourd’hui liées ou renforcées par les effets du changement climatique. Du Sahel au Yémen, est-ce devenu la principale raison d’être de votre action au même titre que les conflits armés ?
Le mandat du CICR reste d’atténuer les souffrances des personnes affectées par les conflits armés. Ceci demeure donc le point d’entrée de toutes nos interventions. Nous constatons cependant que les populations affectées par ces conflits sont frappées de plein fouet par les conséquences du changement climatique. Plus de la moitié des 25 pays les plus durement touchés par les effets du changement climatique sont en proie à des conflits armés. Vous citiez à juste titre le Sahel et le Yémen, on peut ajouter l’Afghanistan, Israël et les territoires occupés, l’Irak ou encore la région du lac Tchad, les pays de la corne de l’Afrique et l’Afrique sub-saharienne. Les évènements météorologiques extrêmes, comme les sécheresses ou les inondations, plus intenses et plus fréquents, ont des conséquences dévastatrices sur l’agronomie ou l’accès à l’eau. Les tensions entre communautés et les violences armées s’en trouvent renforcées.
Dans notre travail humanitaire, nous devons donc outiller au mieux les populations pour leur permettre d’absorber ces chocs climatiques. Concrètement, cela passe par l’intégration de cette dimension dans nos programmes d’accès à l’eau, ainsi que de sécurité alimentaire, à travers des plans de vaccination du bétail ou l’utilisation de graines capables de résister à la sécheresse par exemple, ou par le développement de systèmes d’irrigation ne nécessitant que peu d’eau.
Le CICR a mis en place début 2022 un fonds de transition pour le climat et l'environnement. En quoi consiste-t-il exactement ?
Ce fonds nous aidera à mettre en œuvre notre transition écologique et environnementale. Au CICR, nous nous sommes engagés à intégrer les enjeux environnementaux dans tous nos programmes d’ici à 2025 et à une réduction de 50% notre empreinte carbone d’ici à 2030. Cela passera par exemple par solariser certaines de nos délégations les plus gourmandes en générateurs et en fioul. Après un investissement initial, cela nous permettra également de faire des économies et de réinvestir dans des projets et programmes durables qui renforceront la résilience des communautés affectées par les crises.
Au-delà du seul cas du CICR, nous avons également lancé une « charte du climat » pour les organisations humanitaires, qui vise à mieux intégrer les risques climatiques dans la réponse humanitaire, à réduire l’empreinte carbone de nos organisations et à intégrer la dimension climatique dans la diplomatie humanitaire – par exemple en rappelant aux belligérants l’obligation de respecter l’environnement naturel pendant les conflits.
La crise sanitaire s’est accompagnée d’une crise économique qui, en touchant les pays qui financent le CICR, a eu des répercussions directes sur l’organisation. Quelle est la situation financière du CICR aujourd’hui ?
Paradoxalement, la situation actuelle est bonne car nos donateurs nous ont largement soutenu en 2021 ; les Etats comme le secteur privé ont fait preuve d’une solidarité remarquable. La question se pose cependant pour le futur. Le conflit en Ukraine provoque une inflation généralisée et des situations économiques parfois plus précaires du fait de la hausse des prix du carburant ou des produits alimentaires. Cette nouvelle donne pourrait avoir un impact financier sur le secteur humanitaire. Nous devons donc diversifier nos sources de financement en élargissant le nombre d’Etats qui nous soutiennent mais aussi auprès du secteur privé ainsi que des acteurs de développement.
Par ailleurs, si notre réponse humanitaire est bien financée en Ukraine, ce conflit très médiatisé ne doit ne doit pas éclipser l’attention, les fonds et la solidarité toujours nécessaires pour répondre à d’autres conflits comme ceux qui touchent le Yémen, le Sahel, la corne de l’Afrique ou le Myanmar – le CICR est présent en moyenne pendant 35 ans dans les pays où se trouvent ses 15 plus grandes opérations.
« Engineering for Humanitarian Actions est un partenariat très vivant : les universités savent que leur technologie va avoir un impact direct sur le terrain. »
Le CICR et l’EPFL, ainsi que l’ETH, collaborent sur le projet Engineering for Humanitarian Action (voir encadré). Quel est son but ?
Dans le secteur humanitaire, il est impératif de se renouveler sans cesse pour trouver des solutions innovantes aux problématiques. Pour cela, les partenariats avec des institutions spécialisées et des universités sont fondamentaux pour nous permettre de capitaliser sur les sources vives que sont les étudiants et chercheurs. Avec l’EPFL, nous avons par exemple travaillé sur la prothèse de pied Agilis, aux coûts de production réduits. C’est une vraie collaboration : nous apportons notre connaissance du terrain, et l’EPFL ses compétences scientifiques. Plus largement, Engineering for Humanitarian Action est un partenariat très vivant et dynamique dans le sens où nous ressentons une grande motivation de la part des universités impliquées : elles savent que leur technologie va avoir un impact direct sur le terrain. Personnellement, étant diplômé de l’EPFL, c’est un partenariat qui me fait vibrer et qui est proche de mon cœur.
Quel message passeriez-vous aux ingénieures et ingénieurs d’aujourd’hui et de demain qui souhaiteraient travailler dans le secteur de l’humanitaire ?
Lors de ma première année d’études, les professeurs nous disaient : « Vous venez ici pour apprendre à trouver des solutions ». C’est exactement la réalité du secteur humanitaire : les problématiques sont constantes et les solutions à apporter ont bien souvent une composante technique – que ce soit dans le domaine médical ou de la sécurité économique et alimentaire. Bien sûr, cela va au-delà de l’aspect purement technique. Il est nécessaire de comprendre le contexte, les contraintes des interlocuteurs et de construire une relation de confiance car une solution technique ne fonctionnera que si elle est bien acceptée par la population et les autorités locales. Le monde de l’humanitaire propose donc des métiers très riches, dans lesquels il ne suffit pas d’être ingénieur : il faut aussi être ingénieux. Il constitue une magnifique passerelle pour utiliser ses compétences au service de valeurs essentielles et de la dignité humaine.
1972 : Naissance au Liban
1996 : Diplômé de l’EPFL
1997 : Entre au CICR
2012 : Nommé directeur des opérations pour le Proche et Moyen-Orient
2018 : Nommé directeur de la délégation du CICR auprès de l’ONU, à New-York
2020 : Nommé Directeur Général du CICR
L’EPFL et le CICR ont un important historique de collaborations au fil des ans, principalement a travers le Centre EssentialTech de l’EPFL. Entre 2015 et 2019, les deux partenaires ont collabore sur plus d’une douzaine d’initiatives, comme le développement conjoint d’un pied prothétique innovant (Agilis) et la création du Humanitarian Tech Hub. Plus récemment, le partenariat The Engineering for Humanitarian Action (EHA) a été créé entre le CICR, l’ETH Zurich et l’EPFL, afin de mettre les sciences et les technologies au service des personnes touchées par les crises et de l’action humanitaire. Des projets de recherche de pointe y sont finances, tels que l’utilisation de la biométrie dans le contexte humanitaire tout en respectant la vie privée des personnes. Des MOOC sont également développés, le plus récent portant sur la formation numérique, afin d’aider les humanitaires a mieux appréhender les risques et les opportunités lies aux nouvelles technologies. L’EPFL collabore aussi avec d’autres acteurs humanitaires a travers son centre EssentialTech, par exemple avec MSF pour construire un équipement de protection individuelle innovant contre le virus Ebola ou pour aider le HCR a rendre ses opérations plus écologiques.