«Mes étudiants sont troublés par la liberté que je leur laisse»
Du passé au futur, en passant par le sommet du Mont Buet: Jérôme Baudry fait le grand écart au quotidien. Pour le meilleur enseignant 2023 de la section des humanités digitales de l'EPFL, l’histoire des sciences et des techniques est un outil indispensable pour comprendre l’humain.
Haute-Savoie, sommet du Mont Buet (3096 m), un jour d’août: une équipe de scientifiques teste une réplique du baromètre conçu par Jean-André Deluc dans les années 1760 (et amélioré par Marc-Auguste Pictet une vingtaine d’années plus tard). Les chercheurs sont accompagnés par des dessinateurs, qui documentent l’ascension ainsi que les caractéristiques géographiques, géologiques, climatiques, écologiques et sociales des lieux traversés. On se croirait en plein 18e siècle. Pourtant, le calendrier affiche obstinément l’année 2021. Quant aux vêtements, sacs et chaussures des randonneurs, ils sont tout ce qu’il y a de plus contemporains. «Reproduire les expériences du passé permet de mieux comprendre dans quel contexte travaillaient les scientifiques de l’époque», rapporte Jérôme Baudry, qui organisait l’ascension. L’histoire expérimentale des sciences est l’une des pistes que privilégie ce professeur assistant tenure-track de l’EPFL, qui a été désigné en 2023 meilleur enseignant de la section des humanités digitales.
Cet historien des sciences et des techniques, qui a rejoint l’EPFL en 2019 en tant que directeur du LHST (Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques), rappelle que «l’histoire est toujours un dialogue entre le passé, le présent et le futur». Elle permet donc «une mise en perspective de l’actualité», notamment scientifique. Sans surprise, «les questions environnementales font partie des thèmes d’actualité qui nous occupent le plus», précise l’enseignant, qui dispense un cours de niveau master sur les approches et outils computationnels utiles à l’étude de l’histoire, ainsi qu’un cours de niveau bachelor sur l’histoire des sciences et des techniques. «Pour comprendre l’humain, il ne suffit pas de se pencher sur l’histoire de la politique, de l’économie ou de la société; il est nécessaire de comprendre le rôle joué par les sciences et les techniques», poursuit-il. «Cela permet aux scientifiques non seulement de prendre du recul par rapport à leurs recherches, mais aussi de laisser de la place à d’éventuelles autres formes de sciences dans le futur.»
Un apport direct à l’avancée de la science
Enseigner une discipline traditionnellement associée aux sciences humaines dans une école polytechnique peut sonner comme un défi. En se dotant en 2002 d’un Collège des humanités (CDH), l’EPFL s’est résolument dirigée vers une vision interdisciplinaire, reflétant la nécessité pour les futurs ingénieurs et scientifiques d’adopter une perspective pluraliste face aux enjeux auxquels ils sont confrontés. En vingt ans, cette culture holistique semble s’être ancrée dans l’établissement, rassure Jérôme Baudry. «Il faut aussi dire que de tous les cours de sciences humaines et sociales proposés par le CDH, les miens sont probablement les plus directement orientés vers les sciences», précise-t-il. «Si j’enseignais dans une Université classique, j’aurais le problème inverse: certains étudiants et certaines étudiantes trouveraient la matière trop technique…» Il conclut, bon joueur: «C’est la difficulté, mais aussi l’intérêt, de se trouver à cheval entre les sciences naturelles et les sciences humaines.»
Ce diplômé de la Harvard University, dont la thèse de doctorat portait sur l’histoire des brevets d’invention, l’avoue bien volontiers: au tout début de son parcours académique, il s’imaginait plutôt devenir un «pur chercheur». Lorsque s’est dessinée la perspective de l’enseignement, «je ne savais pas trop à quoi m’attendre». Très vite néanmoins, «j’y ai pris beaucoup de plaisir, parce que la connaissance vit par l’échange et la transmission». Surtout, Jérôme Baudry a réalisé que sa casquette d’enseignant constituait potentiellement un apport plus immédiat à l’avancée de la science que celle de chercheur. «Alors que mes étudiantes et étudiants ressortent d’un module de cours de quelques semaines avec une caisse à outils bien remplie, la recherche peut prendre des années à se concrétiser et à déployer ses effets!»
Un état d’esprit
A quoi ressemble-t-il, le contenu de cette caisse bien remplie? «Au-delà des outils eux-mêmes, c’est plutôt un état d’esprit que je cherche à enseigner dans mon cours pour la section des humanités digitales: j’essaie d’apprendre aux étudiants, quelle que soit leur discipline d’origine, à être des chercheurs et pas seulement des techniciens.» Alors que les étudiants sont habitués à résoudre des problèmes très circonscrits et à être précisément guidés par leurs enseignants, «je les invite à choisir eux-mêmes leur objet et leur question de recherche, et à déterminer les méthodes et analyses qui permettront, peut-être, d’y répondre». Et il se trouve probablement là, l’apport le plus précieux de son cours, ce qui fait la «touche Baudry»: apprendre aux étudiants à s’orienter librement dans la science. L’historien des sciences et des techniques précise en souriant que «cette liberté du chercheur que je leur laisse entrevoir - qui en soit est fantastique - est peut-être l’élément qui trouble le plus mes étudiants».