Mary Ann Mansigh Karlsen, codeuse de la première heure

© Alain Herzog/ 2018 EPFL

© Alain Herzog/ 2018 EPFL

Grande interview - Mary Ann Mansigh Karlsen fait partie de la première génération de codeurs qui ont su innover pour faire fonctionner les premiers superordinateurs dans les années 1950. Grâce à sa collaboration avec les physiciens d’un laboratoire de Livermore (Etats-Unis), elle a participé au développement scientifique et technologique de la simulation informatique.

Le 15 novembre 2017, Mary Ann Mansigh Karlsen a été invitée à partager son expérience lors d’une conférence organisée conjointement par le CECAM, le Centre européen du calcul atomique et moléculaire, NCCR MARVEL, le Pôle de recherche national sur la conception et la découverte de nouveaux matériaux par la simulation. L’occasion pour l’octogénaire de se remémorer les débuts de sa carrière.

Racontez-nous comment vous vous êtes retrouvée à programmer des superordinateurs.

J’ai suivi des cours de mathématiques, chimie et physique à l’Université du Minnesota. Après avoir obtenu leur diplôme, la plupart de mes collègues se destinaient à devenir enseignants, mais il me fallait autre chose, je voulais me démarquer. J’ai alors testé différents emplois, sans vraiment y trouver ma voie. En 1955, je suis tombée sur une annonce du Laboratoire national de Lawrence Livermore en Californie, recherchant des diplômés en mathématiques. L’annonce était libellée «Men wanted», mais je n’en ai pas tenu compte et j’ai postulé, avec succès.

A 22 ans, je me suis retrouvée dans un groupe de 25 stagiaires, composé uniquement d’hommes, pour une formation de trois mois comme opérateur sur machines de calcul numérique. En fait, nous étions pratiquement laissés à nous-mêmes. Les rares fois où un employé venait nous présenter son travail, nous avions l’impression de ne pas parler la même langue. A l’époque, je n’avaismary ann mansigh karlsen epfl codeuse aucune idée de ce à quoi ressemblait un ordinateur.

Après cette période, on m’a proposé un poste qui consistait à rester assise derrière une calculatrice toute la journée pour faire du calcul analytique. Je l’ai refusé. C’est ainsi que je me suis retrouvée affectée au UNIVAC, le premier ordinateur du laboratoire.

Ci-contre: Berni Alder, Mary Ann Mansigh et Tom Wainwright, 1962. © AIP Emilio Segrè Visual Archives

Qu’avez-vous pensé en voyant l’ordinateur UNIVAC pour la première fois?

J’étais très impressionnée. L’ordinateur occupait une pièce entière (une surface de 35 mètres carrés, ndlr). J’admirais également sa vitesse de calcul, même s’il était naturellement plus lent que les ordinateurs qui lui ont succédé. A l’époque, on ne pouvait pas envoyer de commandes à l’ordinateur depuis son bureau. Il fallait se déplacer vers lui et lui faire avaler des montagnes de papiers, des cartes perforées.

Quand on m’a donné pour la première fois des instructions à transcrire en code pour l’UNIVAC, j’étais complètement perdue. Un collègue l’a remarqué et a pris le temps de me donner un rapide cours de programmation. Par la suite, j’ai toujours eu du plaisir à programmer, il m’avait transmis sa passion.

En tant que codeuse, quel était votre quotidien?

J’ai d’abord eu l’occasion de travailler avec Berni Alder(physicien renommé qui est considéré comme le fondateur de la dynamique moléculaire, un type de simulation informatique utilisé pour étudier les mouvements et les interactions des atomes au fil du temps, ndlr).

Il me présentait des problèmes et je m’attelais à les transcrire en code. Une fois qu’il était passé par l’ordinateur, je transmettais les résultats à Berni. J’ai eu la chance de pouvoir garder la main sur tout le processus, ce qui n’était pas le cas de tous les laboratoires, où le travail était souvent divisé entre plusieurs personnes.

Par contre, je ne m’intéressais pas à ce que les physiciens tiraient de ces résultats. Je ne lisais jamais les publications scientifiques, mais je sais que j’y étais citée dans la partie «Remerciements ». Ce n’est que bien plus tard que je me suis décidée à les télécharger sur Internet. Mais je dois avouer que je ne les comprends pas vraiment. Beaucoup de termes techniques me sont inconnus. Tout le monde parle de «simulation» par exemple, mais je n’avais jamais entendu ce mot!

A vrai dire, avec ma formation en physique classique, je n’ai pas pu suivre Berni quand il en est venu à utiliser la méthode Monte Carlo pour étudier des problèmes quantiques par exemple. Même s’il me conseillait de prendre des cours sur le sujet pour pouvoir continuer à travailler avec lui, j’ai préféré rester sur mes bases. Plus tard, j’ai réalisé que je n’avais jamais réellement compris la physique, cela ne me venait pas naturellement. J’ai quand même poursuivi ma carrière à Livermore en travaillant avec différents scientifiques, et ceci jusqu’à la retraite.

Dans les années 1950, quelles étaient les conditions de travail en tant que femme programmatrice?

Je me souviens très bien d’un épisode particulièrement dégradant. On m’avait attribué une augmentation inférieure à celle de mes collègues. Quand j’en ai demandé la raison à mes supérieurs, on m’a répondu que je devais déjà être contente d’en recevoir une. Globalement ce genre de comportement sexiste ne venait pas de mes collègues mais de supérieurs hiérarchiques.

mary ann mansigh karlsen epfl codeuseLe Laboratoire national de Lawrence Livermore engageait facilement des femmes. Mais il est vrai que peu d’entre elles occupaient des postes de superviseurs ou de chefs de groupe. Je pense que les hommes étaient promus plus rapidement. Avec le temps, de plus en plus de femmes ont obtenu des postes à responsabilité, mais je crois que c’était surtout un moyen de prévenir toute accusation de sexisme.

Au début des années 1970, avec l’apparition de formations spécifiques à la programmation, c’est devenu une histoire de niveau de formation plutôt que de sexe. Les gens de ma génération, qui s’étaient formés sur le tas, n’étaient pas aussi qualifiés que ces nouveaux diplômés. Pendant une courte période dans les années 1970, l’informatique est même devenue un domaine de femmes, pour revenir ensuite entre les mains des hommes.

Ci-contre: Mary Ann Mansigh © Alain Herzog/ 2018 EPFL

Quels sont vos meilleurs souvenirs de cette époque?

J’ai pris énormément de plaisir à coder, à écrire des codes toujours plus efficaces, et à optimiser d’anciens codes. Le laboratoire accueillait également beaucoup de scientifiques externes avec qui je travaillais. J’appréciais cette variété.

Entre l’UNIVAC de 1955 et le Cray I de 1994, j’aurai travaillé sur treize générations d’ordinateurs différents. Cependant l’ordinateur LARC de 1960 restera l’un de mes préférés. C’était le premier à produire des sons. Nous nous étions amusés à lui faire jouer des chants de Noël et Happy Birthday. C’est aussi celui sur lequel j’ai le plus travaillé. Nous l’avons utilisé pendant une vingtaine d’années, en parallèle avec des modèles plus récents. De quoi s’attacher.

Je suis heureuse d’avoir pu contribuer à quelque chose qui en valait la peine. A l’époque, je n’aurais jamais imaginé l’importance que prendrait la modélisation informatique.

Reconnaissance tardive
Afin de mettre en lumière le travail des femmes scientifiques, souvent restées dans l’anonymat malgré leur rôle fondamental dans l’histoire des sciences, le laboratoire national de Lawrence Livermore a créé une galerie regroupant ses membres «presque célèbres», dont fait partie Mary Ann Mansigh Karlsen.

BIO

Citoyenne américaine, originaire du Minnesota, née en 1932.

1950

Finit sa formation à l’école secondaire.

1950-1954

Obtient une bourse d’un an pour étudier à l’Université du Minnesota, où elle étudie les mathématiques, la chimie et la physique et reçoit son diplôme.

1955-1994

Travaille au laboratoire national de Lawrence Livermore en Californie comme programmatrice.