Marc Atallah, chercheur de métaphores dans la culture pop
Grande interview - On ne le voit jamais sans son béret. Ni sans ses bijoux en argent. C’est bien lui, Marc Atallah, le directeur de la Maison d’Ailleurs, à Yverdon-les-Bains. Avec ses yeux pétillants, le visage souriant, il parle, avec passion, du monde qui le fascine, la science-fiction. A l’occasion de la 10e édition de Japan Impact à l’EPFL, Marc Atallah, par ailleurs enseignant-chercheur à l’UNIL et l’EPFL, a donné une conférence sur la culture geek. Rencontre.
Votre conférence s’intitulait « Pour en finir une fois pour toutes avec la culture geek ». Alors ?
« Geek » sous-entend aussi bien des jeux vidéo que de la culture américaine ou japonaise, du cosplay, des films hollywoodiens… Seul le côté technologique lie ces éléments. Or en fait la culture geek, c’est un nouveau mot pour désigner la culture populaire. Toutes ces fictions, du manga au comics, en passant par le blockbuster ou le jeu vidéo, sont ancrées dans la culture populaire avec la science-fiction, la fantasy, le fantastique. Elles sont en dialogue avec le monde dans lequel on vit. Dans ce magma, on doit distinguer les productions qui disent quelque chose d’original sur notre monde et celles qui ne le remettent pas en question. Ce qu’on réduit à du divertissement pur, en fait, recèle parfois des éléments suffisamment forts pour qu’on puisse réinventerle monde.
Comment ?
On ne peut apparemment plus réinventer le monde par la démocratie, les paradigmes politiques ou la science. Le symbolique est réinventé par le symbolique. C’est pour cela que les grands facteurs de réinvention sont la religion – facteur par excellence – et certains facteurs politiques en lien avec une misère ou des conditions économiques (Révolution française) et l’art au sens large. Ainsi un bon récit de fiction développe des métaphores – dans le sens d’une image qui permet de redécrire le réel. Ces microéléments nous ramènent à l’émotion, nous touchent et constituent la base sur laquelle on peut faire quelque chose.
Trouver cela dans la culture de masse, n’est-ce pas paradoxal ?
Dans la production de masse, tout n’est pas abrutissant. Il faut pouvoir distinguer pourquoi un film nous touche et être capable de le décrypter. C’est ce qu’il faut apprendre aux élèves. On voit alors des métaphores ultrapuissantes. Prenez le film Pacific Rim. On peut le voir comme un combat entre monstres, c’est abrutissant. Mais si on prend la clé de la contamination de l’esprit japonais sur l’esprit américain, tout prend sens. Cette intrigue a été voulue pour questionner quelque chose d’autre. Dans la culture pop, comme dans toute production artistique, dans 99% il n’y a rien. Mais il reste le 1%...
Et dans la science ?
Ce n’est pas une production artistique. N’empêche, 99% des recherches scientifiques ne vont pas changer notre conception du monde. La science se développe dans un paradigme où toutes les recherches menées sont des manières de conforter ce paradigme. On a l’impression d’être innovant, mais dans le paradigme. Et de temps en temps, il y a des révolutions, avec la relativité, la physique quantique, etc. Il faut remettre en cause le paradigme, changer notre représentation du réel comme avec la métaphore littéraire.
Pourquoi les images renvoyées par la science-fiction semblent-elles toujours datées ?
La science-fiction a toujours été has been. Il n’existe pas vraiment d’ouvrages de science-fiction qui ont été, dans leur temps, novateurs. Mais justement, l’important ne se situe pas au niveau de la représentation, mais de la métaphore. En d’autres termes, si l’on met en scène un androïde mécanique dans les années 1960, qui est une vieille image issue des automates du XIXe siècle, cela ne veut pas dire que le monde de demain va donner une place aux automates. Cela illustre le fait que l’humain est toujours considéré comme un automate, c’est-à-dire un ensemble de rouages que l’on peut actionner. La science-fiction invente des métaphores qui utilisent des technologies des sciences pour parler de la condition humaine.
Quelles sont les utopies contemporaines ?
J’ai eu une discussion avec des étudiants pour savoir, si c’était possible, s’ils effaceraient leurs mauvais souvenirs. Une partie disait oui, arguant que si l’on supprime les mauvais souvenirs, on pourrait mieux avancer. D’autres défendaient l’idée que les souvenirs, même mauvais, façonnent notre identité. Les enlever, c’est gommer une partie de notre identité. Qu’est-ce qu’un humain qui n’aurait plus que des bons souvenirs ? Ça, c’est une utopie contemporaine qui va vers l’aseptisation de l’existence.
A nouveau, l’important n’est pas tant de savoir quelles sont les utopies contemporaines (transhumanisme, homme augmenté…), mais de fournir les outils de compréhension de la métaphore aux étudiants, pour voir dans quelle mesure ils peuvent interroger ces présupposés utopiques.
Certains domaines scientifiques inspirent-ils plus la science-fiction ?
L’humain augmenté certainement et tout ce qui touche à l’amélioration de l’espèce humaine (prothèse…) ainsi qu’à l’augmentation de ses capacités émotionnelles, cérébrales, physiques ou psychiques. Les grands paradigmes qui créent des utopies sont aujourd’hui surtout liés aux sciences du vivant, à l’homme et ses conditions de vie. C’est très individualiste. La métaphore pose la question : est-ce que j’ai vraiment envie de construire un monde sur un individu qui n’a pas de souvenirs négatifs, qui ne souffre plus, pour qui l’autre est un danger potentiel ?
Dans la culture geek, on a l’impression d’une influence massivement américaine et japonaise. L’Europe n’a-t-elle aucun poids ?
C’est vrai que les 95% de cette culture sont américains et japonais. Elle est arrivée en Europe par le biais du cinéma dans les années 1980, puis plus récemment par la BD et les jeux vidéo. L’Europe l’a tellement mal considérée qu’elle n’a pas incité les gens à travailler autour. Mais on commence à voir des écrivains développer leur propre manière de vivre la science-fiction. Par exemple Michel Houellebecq avec Les Particules élémentaires ou La Possibilité d’une île. C’est une science-fiction très française qu’un Américain serait incapable de faire. Il faut du temps pour la métaboliser et absorber les images, les codes, les représentations. Ce mouvement de va-et-vient est intéressant, car il y a de l’invention.
L’intelligence artificielle (IA) vous fait-elle peur ?
Non. La plupart des peurs vis-à-vis de l’IA proviennent de la fiction. Il n’y a que dans les films ou les romans que les IA dominent l’humain. Comme on ignore ce qu’est l’IA, on la rend charnelle dans la fiction et la présente comme capable de se retourner contre nous. Pour l’instant, il n’y a que l’être humain qui s’est retourné contre lui.
Quelle est la place de l’IA dans la science-fiction ?
Elle est l’aboutissement d’un processus commencé avec le robot, continué avec le cyborg, pour arriver à l’IA. Le robot est un corps sans âme tandis que l’IA, c’est l’humain sans corps. Le cyborg est une hybridation corps-technologie. A une époque où l’on parle du cerveau comme ordinateur, le corps humain devient une espèce de résidu bizarre qui ne sert plus à grand-chose, si ce n’est à nous faire mourir. L’IA est une belle métaphore de la violence avec laquelle on (mal)traite le corps aujourd’hui. Nous sommes déjà des IA avec un corps que l’on violente en permanence pour qu’il soit beau, musclé, sexy…
Nous sommes déjà à l’ère des IA. Quand on passe 6 heures par jour connecté à un réseau virtuel, seul le cerveau est connecté, le reste n’est qu’une interface pour y accéder. Ce n’est pas la peine de fantasmer un futur où il n’y a plus besoin d’être humain. On y est déjà. Quand les robots sont arrivés, on avait déjà le travail à la chaîne. Quand Chaplin a fait les Temps Modernes, 15 ans après les premiers robots, c’était déjà là.
Et on ne se révolte pas ?
Quand on est passé de la gestion du personnel aux ressources humaines, on ne s’est pas révolté. Quand on est passé du téléphone portable au smartphone, on ne s’est pas révolté. On est à l’air de l’IA, on ne se révolte pas. Mon rêve n’est pas de changer ce monde, mais de pouvoir garder cet œil-là sur le monde, car c’est là qu’il y a le ferment de la révolte. Le pouvoir de la métaphore est de dire : « Révoltez-vous ! »
Que raconte l’exposition présentée en ce moment à la Maison d’Ailleurs, « Je suis ton père » ?
Elle traite de mythes contemporains à travers Star Wars. Quand on voit ces films, on voit un mythe moderne qui est lui-même pétri de mythes anciens. Au début il y a des récits disparates. Puis George Lucas décide de les mettre ensemble, ça fait Star Wars. La série rencontre un énorme succès et se diffuse dans l’imaginaire des gens. Chacun le reçoit avec une incidence sur sa manière de concevoir le monde : l’héroïsme, la démocratie... On peut le prendre en compte ou non. Ensuite, il y a des artistes qui trouvent que le langage articulé dans Star Wars est suffisamment fort pour en faire quelque chose. Réinventer le monde à travers ces langages. Et l’utiliser pour dire autre chose. C’est là le pouvoir de la métaphore.
Sur quoi portera la prochaine exposition ?
Le jeu, dans toutes ses formes et sa symbolique. On présentera plusieurs formes de jeu (de plateau, de rôle, vidéo, escape room…) pour montrer leur influence sur les formes de socialité et d’apprentissage. On a souvent l’idée que seuls les enfants jouent, pour apprendre le monde. Quand ils deviennent adultes, ils arrêtent de jouer et jouent avec la société, avec ses règles. Mais aujourd’hui le jeu social ne suffit plus. Depuis les années 2000, de plus en plus de jeux pour adultes sortent sur le marché. L’exposition veut inspecter ce retour du jeu, comme forme de socialité, mais aussi son pouvoir de réinvention, son potentiel révolutionnaire.
Doctorat en littérature française de l’UNIL.
Reprise de la direction de la Maison d’Ailleurs et maître d’en-seignement et de recherche à l’UNIL.
Mariage et naissance de mon fils.
Naissance de ma fille.
Maintenant.