Ma découverte, ton invention, à qui appartiennent-elles?
SÉRIE D’ETE: LES COULISSES DE LA SCIENCE
Avec plus de 4000 publications académiques et près de 140 inventions évaluées chaque année à l’EPFL, l’Ecole a fort à faire. En effet, découvertes et inventions ne sont pas à mettre dans le même panier, même si elles sont intimement liées.
Il y a la passion de la recherche, se concentrer sur la science avec un grand S. L’excitation de suivre une piste nouvelle, inattendue ou en partie tracée par ses pairs. Et puis il y a la découverte et la publication. Ces découvertes scientifiques peuvent aussi donner lieu à des inventions et même, à l’inverse, être révélées par une invention. Le monde scientifique se déploie en une multitude de réseaux qui se côtoient, se mêlent, s’entrechoquent et ne se divulguent pas de la même manière. Un terrain miné où il faut savoir avancer avec prudence.
L’invention appartient à l’EPFL, la découverte au scientifique
La mission de l’EPFL est claire : recevant de l’argent de la Confédération pour effectuer de la recherche, les scientifiques doivent mettre leur découverte au service de la communauté. Cette découverte fait l’objet d’une publication dans une revue scientifique, une habitude qui débuta au XVIIe siècle avec le Journal des savants à Paris et le Philosophical Transactions of the Royal Society à Londres. Les propriétaires de la découverte sont les chercheurs et leur équipe. Cette paternité morale peut aller jusqu’au Prix Nobel.
Ambrogio Fasoli, vice-président associé à la recherche, est catégorique, la publication scientifique doit être la plus transparente et ouverte possible pour pouvoir être analysée et reproduite ailleurs en suivant la même démarche. « Il est très important de vérifier ce que l’on va écrire et de le faire vérifier par les coauteurs, mais aussi par les pairs qui jugent que les données sont analysées correctement et les conclusions qui en découlent formulées logiquement. La publication est en quelque sorte un contrôle de qualité. »
Chercheur en physique des plasmas, le scientifique sait que pour mener à bien sa recherche il doit parfois développer des outils, potentiellement brevetables. « C’est une partie de ping-pong entre découverte et invention. L’invention amène à des outils de découverte et vice versa. Un processus qui n’est pas linéaire, mais circulaire et qui enrichit la recherche et l’invention. »
Les inventions, ce sont des trouvailles, des outils originaux, nouveaux qui doivent démontrer un aspect de solution de problème, avoir une application industrielle et une valeur économique. Les inventions sont des biens immatériels qui appartiennent à l’EPFL, puisque développées par des chercheurs employés par l’Ecole. Certaines inventions sont ensuite valorisées et protégées à travers le dépôt d’un brevet. L’entrée en vigueur de la loi fédérale sur les brevets d’invention date de 1888. De nombreuses demandes de brevets sont, d’ailleurs, passées entre les mains d’un certain Albert Einstein, qui fut examinateur de brevet de 1902 à 1909 à l’Institut fédéral de la propriété intellectuelle à Berne.
Si la découverte est partagée dans le domaine public, l’invention doit rester un secret jusqu’au dépôt du brevet relatif sous peine de ne jamais obtenir un brevet. Andrea Crottini en charge du Technology Transfer Office de l’EPFL (TTO), met en garde les scientifiques sur leur propension naturelle à parler de leurs trouvailles, si l’intérêt pour un potentiel brevet existe, lors de conférences ou sur les réseaux sociaux : « Je me souviens de ce chercheur qui n’a pas pu breveter son invention parce que l’on voyait une affiche qui révélait son travail dans un de ses tweets. Cela s’apparente à une divulgation et c’est cuit pour le brevet ! » La règle est donc la suivante : d’abord le dépôt de brevet, ensuite la divulgation.
Déposer un brevet, une course contre la montre
Le dépôt d’un brevet ajoute une pression supplémentaire. Avant de breveter, les scientifiques doivent faire des recherches complémentaires, épaulés par le TTO, afin d’être certain qu’aucun des éléments de leur invention ne soit déjà publié ou breveté. C’est un travail spécifique qui peut prendre plusieurs semaines et qui oblige à la plus grande confidentialité sous peine de se voir refuser le brevet.
Une fois la demande de brevet déposée, l’équipe a entre 12 et 30 mois pour montrer qu’il y a un intérêt concret pour la commercialisation de l’invention, soit l’intérêt concret d’une entreprise ou la création d’une start-up. « Un premier dépôt de brevet coûte entre 5 et 10’000 francs, des frais pris en charge par l’EPFL qui dépose environ 90 brevets par année, cela représente un investissement d’un demi-million », précise Andrea Crottini. Et bien entendu, l’Ecole attend un retour sur investissement. Il est important pour elle de trouver dans les 2 à 5 ans un licencié : une entreprise ou une start-up qui reprenne le brevet sous forme de licence et qui le rembourse dès la signature de la licence.
Le brevet appartient à l’EPFL, mais celle-ci octroie au cessionnaire une licence souvent exclusive, donc un droit commercial exclusif d’exploiter le brevet qui couvre son invention. Cela évite la copie par des concurrents. En cas de succès commercial, l’EPFL obtiendra des royautés.
Il y a aussi des projets de recherche qui sont financés par des entreprises avec un intérêt à la clé. D’emblée l’École et l’entreprise se mettent d’accord sur le financement et la gestion de la propriété intellectuelle sur les bases d’un contrat de recherche. Dans la plupart des cas, l’entreprise aura un certain droit d’utiliser les résultats de l’EPFL ou de négocier une licence payante. Lorsque les partenaires sont des bailleurs publics, comme le Fonds National ou la Confédération, ceux-ci admettent que la propriété intellectuelle revient au bénéficiaire, donc à l’EPFL, et ne demandent pas de retours financiers.
"Le brevet pour préparer l'avenir de mes doctorants"
Carlotta Guiducci, professeure associée au Laboratoire d’électronique pour les sciences du vivant (CLSE), n’avait jamais vraiment pensé à breveter quoi que ce soit. Le monde académique lui convenait parfaitement jusqu’à l’obtention, il y a deux ans d’un poste permanent. « Je me suis demandée quel était mon but, mon rôle dans ma profession. Il était temps pour moi d’intégrer ma recherche fondamentale à des projets plus appliqués. » Aujourd’hui, la chercheuse pense à l’avenir de ses équipes et dépose de nombreux brevets. « Beaucoup de mes doctorantes et doctorants sont intéressés à développer leurs technologies. Le brevet permet de faire un vrai transfert, de préparer leur avenir et de pouvoir vendre leur technologie potentiellement utilisable. »
Une start-up est née récemment dans son laboratoire, REA, qui, en collaboration étroite avec le CHUV, développe des capteurs, insérables dans une serviette hygiénique, capables de détecter un biomarqueur secrété par une protéine spécifique qui apparait lors d’un risque de fausse couche. La demande de brevet a été déposée. Ce projet en est encore à l’étape de développement, mais il a déjà gagné de nombreux prix d’innovation et entrepreneuriat en Suisse, Venture Kick, Innogrant, Innosuisse et Innobooster l’ont plébiscité.
"Notre principale innovation était une méthode de calcul"
En 2012, Mark Pauly et son équipe du Laboratoire d’informatique géométrique (GCM) ont présenté une technique qui permet de reproduire l’effet « caustique » - un phénomène qui se produit lorsque le soleil tape sur une surface dont la matière permet de dévier ses rayons. Une trouvaille qui les a poussés à déposer un brevet, créer la start-up RAYFORM et obtenir une licence exclusive de l’EPFL : « Il était clair que nous avions découvert quelque chose de nouveau et d'excitant, et que notre technologie permettait de nouvelles applications qui n'étaient pas possibles auparavant. Il y avait donc clairement une activité inventive, ce qui est important pour un brevet. Et même si notre principale innovation était une méthode de calcul, difficile à breveter, les applications sont étroitement liées à la fabrication physique des produits. »
La start-up a également entamé des collaborations précoces avec des partenaires industriels qui exigent souvent que la technologie soit protégée par des brevets.