Les tourbières défient les lois de la biodiversité
Qu’elles soient exposées à des climats modérés ou glaciaires, les tourbières conservent toute leur robustesse, malgré un écosystème peu diversifié. Cette découverte effectuée par l’EPFL et une équipe de chercheurs européens modifie notre compréhension de la biodiversité.
Une équipe de chercheurs européens a analysé 560 relevés de végétations de tourbières intactes prélevés dans 56 pays d’Europe. Un précieux matériel qui lui a permis d’analyser le comportement de ces écosystèmes face à des températures, des taux de précipitations et de pollution atmosphérique différents. Résultat: les propriétés des tourbières se sont révélées partout les mêmes, démontrant une étonnante capacité d’adaptation aux variations climatiques. La raison? Les espèces présentes dans certains climats sont remplacées ailleurs par d’autres espèces remplissant exactement les mêmes fonctions que les précédentes, mais en étant mieux adaptées à leur environnement. L'équipe de chercheurs était composée de Luca Bragazza et Alexandre Buttler, respectivement collaborateur scientifique et directeur du Laboratoire des systèmes écologiques (ECOS) et affiliés à l'Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), et de deux anciens post-doctants de l'EPFL, Bjorn Robroek et Vincent Jassey. Cette étude vient d'être publiée dans Nature Communications.
Les tourbières remplissent un rôle primordial sur Terre. Alors qu’elles ne recouvrent que 3% de la surface terrestre, elles séquestrent quelque 500 gigatonnes de carbone, l’équivalent de 67% du C02 présent dans l’atmosphère et de l’ensemble des forêts boréales qui, elles, occupent 10% de notre planète. Un mètre de tourbe représente à lui seul environ 1000 ans de captation de C02. La prédiction du comportement des tourbières face au changement climatique est donc vital pour savoir s’il faut s’attendre prochainement à une émission massive de C02 dans l’atmosphère. Situées sur un sol humide et acide, les tourbières sont dotées d’une biodiversité modeste et qui varie peu d’une région à l’autre, avec des espèces sensibles aux conditions environnementales. Seules une soixantaine d’espèces y vivent. Celles-ci se divisent entre les plantes vascularisées (arbustes, plantes graminées, plantes carnivores) et les mousses (sphaignes). Les tourbières semblent donc a priori mal équipées pour résister aux variations climatiques. Si les mousses disparaissent au profit des plantes vascularisées, l’écosystème bascule et la captation de C02 peut diminuer de manière significative.
Dans les sciences environnementales, les bonnes nouvelles sont rares. C’est pourquoi l’étonnante résistance des tourbières est tout à fait réjouissante pour les auteurs de l’étude. «En écologie, nous partons toujours du principe qu’un milieu présentant un faible niveau de biodiversité risque de disparaître à la moindre perturbation. Ce que nous avons observé ici ouvre donc la voie à une nouvelle compréhension de la biodiversité. L’étude rappelle également l’importance de conserver les tourbières non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour les services écosystémiques qu’elles nous rendent», explique Luca Bragazza.
Analyse des «traits fonctionnels»
Analyser les 560 échantillons de tourbières n’a pas été une tâche commode. Les chercheurs ont tout d’abord observé leur biodiversité «taxonomique», comptabilisant le nombre d’espèces présentes dans chaque parcelle et leur abondance. Ensuite, ils ont analysé plus d’une quinzaine de «traits fonctionnels» de ces espèces, c’est-à-dire leur rôle au sein de la tourbière. Par exemple comment les espèces absorbent l’eau ou capturent la lumière, la quantité de carbone, d’azote et de phosphore présente dans les mousses, ou, encore, la morphologie des feuilles (épaisseur, taille et diamètre), pour les plantes vasculaires. Les chercheurs se sont servis d’une base de données rassemblant ces informations et les ont comparées au catalogue d’espèces répertoriées sur les échantillons de tourbières. «Nous avons pris la valeur moyenne de chaque traits fonctionnels indiqué par la banque de données en tenant compte pour chaque échantillon de tourbière de l’abondance des espèces présentes. Cette approche nous a permis d’aller au-delà d’une simple comparaison des espèces présentes dans nos échantillons», précise Luca Bragazza.
A leur grand surprise, les chercheurs ont ainsi observé «une redondance fonctionnelle»: les plantes vasculaires et les mousses se substituent en effet les unes aux autres en fonction des paramètres climatiques qu’elles rencontrent et assurent, de cette manière, la survie de la tourbière en tant qu’écosystème. «Les traits fonctionnels moyens indiqués par les plantes restent identiques, même en cas de changement taxonomique. Ainsi, les espèces de tourbières en Irlande seront remplacées en Suède par d’autres espèces mieux adaptées au climat, mais ces dernières conserveront la même fonction au sein de l’écosystème, par exemple, la même taille de feuilles et de tige», explique Luca Bragazza.
Eviter l'isolement
«Les véritables puits de C02 que sont les tourbières possèdent une capacité d’adaptation au changement climatique inédite. Leur comportement s’oppose par exemple à celui des pâturages, dont la biodiversité est pourtant plus riche. Dans les prairies, les variations climatiques mettent en danger la production de foin et peuvent en perturber durablement l’écosystème», illustre Alexandre Buttler. Pour son confrère Luca Bragazza, l’étude souligne également l’importance de préserver les tourbières: «Leur capacité à s’adapter au changement climatique et, donc, de poursuivre leur captation du C02, dépend de la possibilité de leurs espèces de se déplacer d’une tourbière à l’autre, pour effectuer cette «redondance fonctionnelle». Cette recherche souligne donc à nouveau l’importance de maintenir la biodiversité des tourbières et d’éviter leur isolement.»
La grande quantité de données collectées dans les tourbières des quatre coins de l’Europe servira au lancement d’autres recherches, annoncent les auteurs de l’étude. Des analyses comparatives de leurs compositions microbiennes ou des seuils limites de résistances de leurs écosystèmes sont ainsi prévues. Une manière d’en apprendre davantage sur leurs étonnantes propriétés.
Cette étude fait partie du projet de recherche européen BiodivERsA-PEATBOG, consacré aux tourbières et a été soutenue par la "Dutch Foundation for the Conservation of Irish Bogs"et différentes universités, dont l’EPFL et l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL).