«Les régions polaires sont un terrain de jeu scientifique fascinant»
Rejoignant l’EPFL pour diriger la Chaire Ferring Pharmaceuticals Margaretha Kamprad en sciences de l’environnement de l’EPFL, Jérôme Chappellaz apporte de nombreuses années d’expérience dans l’étude de l’évolution du climat terrestre et dans le partage de ses découvertes avec le public.
Jérôme Chappellaz rêvait de suivre les traces du scientifique Haroun Tazieff, héros de son enfance, qui, en tant que vulcanologue, a été étudié la planète à travers le prisme du feu. Au cours de ses études en géochimie et en géophysique, il s’initie aux sciences polaires. La découverte de la chimie et de la physique de ces régions le captive. À tel point qu’il a fait de la glace son champ d’étude du monde.
Aujourd’hui, Jérôme Chappellaz est titulaire de la Chaire Ferring Pharmaceuticals Margaretha Kamprad en sciences de l’environnement de la Faculté de l’Environnement Naturel, Architectural et Construit (ENAC) de l’EPFL. Il peut jeter un regard rétrospectif sur plus de trois décennies de recherches consacrées en grande partie aux étendues gelées situées aux confins de notre planète. «Les régions polaires sont un terrain de jeu scientifique absolument fascinant. Leur complexité et l’enchevêtrement des processus physiques, chimiques et biologiques nous poussent à nous intéresser à de nombreuses disciplines. En même temps, nous travaillons sur des questions d’une importance vitale pour la société», déclare-t-il.
Il s’est rendu seize fois aux pôles, dont onze campagnes en Antarctique et cinq en Arctique. En tant qu’ancien directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV), qui exploite une station de recherche polaire dans l’archipel norvégien du Svalbard avec l’Institut allemand Alfred-Wegener (AWI), il a pu constater en personne l’impact du réchauffement climatique.
Située à 78 degrés de latitude nord, en plein cœur d’un point chaud du réchauffement climatique où les températures augmentent 3 à 4 fois plus vite que la moyenne mondiale, la station de recherche et ses environs se sont transformés au point d’en être méconnaissables. «Autrefois, on pouvait traverser le fjord gelé en motoneige pendant la saison hivernale. Aujourd’hui, la glace a disparu, ce n’est donc plus possible. On voit de plus en plus des espèces de poissons de l’Atlantique Nord dans le fjord, qui était auparavant peuplé exclusivement d’espèces arctiques», poursuit-il.
Exploiter le potentiel des nouvelles technologies de l’EPFL
D’innombrables inconnues ont encore une incidence sur les projections du réchauffement climatique de la Terre. Selon Jérôme Chappellaz, réduire les incertitudes est indispensable pour mieux comprendre ce qui nous attend. «Dans quelle mesure le réchauffement climatique aura-t-il des conséquences sur les émissions terrestres et marines de gaz à effet de serre, entraînant des accentuations des phénomènes naturels et des boucles rétroactives qui modifieront davantage la trajectoire sur laquelle nos activités nous ont placés? C’est là que je veux ajouter ma pierre à l’édifice», confie-t-il.
Plus précisément, comment les gaz à effet de serre sont-ils produits, décomposés et échangés entre les réservoirs océanique, terrestre et atmosphérique? Il est coûteux et extrêmement difficile de répondre à ces questions dans des environnements polaires inhospitaliers. Prenons un exemple: 40% du dioxyde de carbone absorbé par les océans du globe le sont dans l’océan Austral, où les mers agitées rendent très difficile la documentation du transfert de CO2 le long de la colonne d’eau.
Les brise-glace permettent aux scientifiques d’accéder sporadiquement à ces lieux éloignés mais dont l’importance est cruciale. Les données qu’ils recueillent sont précieuses mais insuffisantes pour comprendre pleinement les processus biochimiques locaux. «Ma mission, explique Jérôme Chappellaz, est d’augmenter le nombre d’observations fiables. J’ai rejoint l’EPFL parce que je suis convaincu que cela nécessitera l’utilisation de nouvelles technologies économiques, déployables à grande échelle et autonomes. Le potentiel de l’EPFL dans ce domaine est extraordinaire.»
Jérôme Chappellaz installe actuellement son laboratoire au Pôle de recherche sur l’environnement alpin et polaire (ALPOLE) de l’EPFL, situé à Sion. Le laboratoire SENSE (Capteurs intelligents pour les environnements extrêmes) est axé sur le développement de nouveaux moyens pour surveiller et comprendre les processus physiques et biogéochimiques dans des environnements extrêmes, en s’appuyant notamment sur un dispositif qu’il a breveté pour analyser les gaz dissous dans les liquides. Il a déjà entamé une collaboration avec Kumar Agrawal de l’EPFL, qui développe de nouvelles membranes qui pourraient être adaptées à son dispositif, afin d’en améliorer encore les capacités.
Former une génération éclairée d’ingénieurs
À l’instar de Haroun Tazieff, réalisateur de documentaires et héros de son enfance, Jérôme Chappellaz s’est toujours engagé à sensibiliser le public. À l’EPFL Valais Wallis, il endossera le rôle de porte-parole scientifique. C’est ce même engagement qui motive sa participation à la création du module obligatoire sur le développement durable pour les nouveaux étudiants et les nouvelles étudiantes de l’EPFL. «C’est un véritable sujet», ajoute le chercheur. «Comment peut-on avoir la certitude que les ingénieurs diplômés de l’EPFL sont brillants aussi bien dans leur domaine spécifique que lorsqu’il s’agit de voir la situation dans son ensemble et les défis planétaires auxquels nous sommes confrontés?»
Plutôt que de se contenter d’explorer les limites planétaires sous différents angles, les représentantes et représentants du corps estudiantin qui ont participé à l’élaboration du cours ont encouragé les professeurs à aller plus loin et à explorer l’économie politique du changement climatique. Quels sont les leviers qu’ils pourraient actionner pour susciter un véritable changement? «Les étudiantes et étudiants semblent prêts à remettre en question le libéralisme et le capitalisme», indique Jérôme Chappellaz, qui observe depuis des décennies le décalage entre les conclusions scientifiques alarmantes sur le changement climatique et la lenteur de l’action politique. À mon avis, nous n’y parviendrons pas tant que nous n’aurons pas modifié les règles économiques qui font fonctionner notre société. Mais ça ne sera pas facile», affirme-t-il.
Préserver les carottes glaciaires pour les générations futures
Si les efforts politiques visant à freiner le changement climatique ont été lents, les progrès technologiques permettant de comprendre le phénomène se poursuivent à un rythme soutenu. Au début de sa carrière et en utilisant les méthodes disponibles à l’époque, Jérôme Chappellaz a reconstitué l’évolution temporelle des concentrations de dioxyde de carbone atmosphérique (CO2) et de méthane (CH4) sur 800 000 ans en prélevant des gaz piégés dans des carottes glaciaires qui ont révélé l’impact évident des activités humaines sur le climat mondial.
Convaincu que les technologies futures permettront de mieux comprendre les couches de glace des glaciers, il a lancé l’initiative internationale Ice Memory en 2015. Cette initiative parrainée par l’UNESCO permettra de conserver des carottes glaciaires provenant de glaciers en voie de disparition dans un «congélateur naturel» sur le continent antarctique. En constituant des archives gelées du climat passé, cette initiative donnera aux futures générations de scientifiques la matière première dont ils ont besoin pour étudier le climat et l’environnement passés de la planète, comme Jérôme Chappellaz, à travers le prisme de la glace.