Les qubits ouvrent une nouvelle ère informatique

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L’informatique quantique pourrait révolutionner les technologies de l’information en tirant parti des principes étranges de la mécanique quantique. Si les promesses de cette technologie génèrent beaucoup de publicité, la réalité est partagée entre progrès impressionnants et obstacles techniques persistants.

En 2019, Google déclarait avoir atteint «la suprématie quantique» — soit une avancée technologique à même de propulser l’efficacité des ordinateurs quantiques au-delà de celle de leurs homologues conventionnels. En réalité, un ordinateur classique a pu reproduire les mêmes résultats quelques mois plus tard. Plus récemment, Microsoft a déclaré avoir construit le premier bit quantique topologique, ou qubit, suffisamment robuste contre les erreurs — un candidat idéal pour une architecture d’informatique quantique. Mais sa «protection topologique» contre les erreurs n’a toujours pas été prouvée. Ces deux exemples montrent une tendance, chez certains acteurs, à revendiquer des succès sur la voie d’un ordinateur quantique pratique et utile qui, en fait, se fera peut-être encore attendre plusieurs décennies.

Le potentiel de l’informatique quantique est aussi réel que colossal. Entreprises et gouvernements investissent des milliards en programmes de R&D. Quelques résultats impressionnants ont déjà été obtenus, mais le contexte encourage également le matraquage excessif. «Cet engouement soutient un peu le secteur, explique Vincenzo Savona, professeur au Laboratoire de théorie physique des nanosystèmes de l’EPFL. C’est pernicieux parce que cela peut générer un sentiment de déception quand les progrès sont plus lents. Mais le fait qu’il y ait du battage ne veut pas non plus dire que l’informatique quantique est impossible.»

Un ordinateur fondamentalement différent

L’informatique quantique tire parti des propriétés des particules subatomiques (superposition, intrication et interférence) pour effectuer des calculs. Tandis que les bits classiques peuvent endosser deux valeurs, 0 ou 1, les qubits peuvent adopter n’importe quelle combinaison entre ces deux valeurs. En informatique, cela ouvre la porte à un nouvel univers de possibilités.

En théorie, les ordinateurs quantiques peuvent résoudre des problèmes dont leurs homologues conventionnels ne pourraient jamais venir à bout, ou seulement après une très longue période de calcul. Cela ne veut toutefois pas dire que les ordinateurs quantiques peuvent s’attaquer à tous les problèmes — ni même à tous les problèmes que résolvent les ordinateurs classiques — mais plutôt qu’ils sont mieux équipés pour faire face à certaines questions. Ils ne sont pas forcément plus rapides, et ils ne remplaceront jamais totalement l’informatique traditionnelle.

Le développement des ordinateurs quantiques requiert de nouveaux types d’architecture qui tirent avantage des règles de la physique quantique. Parmi les systèmes d’informatique quantique les plus prometteurs, on trouve les qubits superconducteurs et les ions piégés. «Les qubits superconducteurs sont aujourd’hui l’architecture la plus mature, mais nous sommes encore loin d’obtenir des qubits comparables aux transistors des microprocesseurs», explique Edoardo Charbon, professeur au Laboratoire d’architecture quantique avancée de l’EPFL.

En réalité, le futur de l’informatique repose sur un nouveau paradigme où systèmes conventionnels et quantiques coexistent et se complètent. «L’intégration d’architectures quantiques et classiques représente probablement le problème le plus intéressant et le plus épineux auquel nous faisons face maintenant», poursuit Edoardo Charbon. En ce moment, de grands projets européens explorent cette problématique en intégrant des ordinateurs quantiques dans des centres de calcul à haute performance.

Des applications à l’horizon

Parmi les domaines où l’on s’attend à ce que l’informatique quantique dispose d’un réel avantage sur l’informatique classique, il y a la simulation de systèmes mécaniques quantiques. Imaginée il y a plus de 40 ans par Richard Feynman, la simulation de systèmes quantiques peut contribuer à expliquer les phénomènes sous-jacents à certains processus physiques. Ces connaissances seraient directement transférables au développement de nouveaux médicaments, de batteries plus performantes ou de matériaux pour les circuits électroniques, entre autres. «Nous pourrions déterminer le point d’ébullition d’une nouvelle formule chimique et ses points de transition de phase», explique Yihui Quek, récemment nommée professeure assistante en informatique à l’EPFL.

La cybersécurité ou la cryptographie sont d’autres domaines où les ordinateurs quantiques pourraient permettre des progrès significatifs. L’algorithme de Shor montre, par exemple, que les futures machines quantiques seront beaucoup plus performantes que les ordinateurs actuels pour déjouer des cryptages très courants tels que le RSA. Bien qu’elle soit hypothétique et à long terme, cette menace a suscité le développement de recherches en cryptographie postquantique. En parallèle, des méthodes de cryptage quantique sont créées afin d’établir des canaux de communication ultra-sécurisés.

Corriger les erreurs, un qubit après l’autre

L’informatique quantique devra faire face à des obstacles de taille avant de répondre à des besoins pratiques. Le plus important d’entre eux réside dans la susceptibilité du système aux interactions avec l’environnement extérieur, qui conduit à une perte de l’état quantique et, donc, à une fuite d’informations. Pour mitiger les pertes, il est crucial de protéger les informations quantiques en implémentant des systèmes de correction d’erreurs. «Ce sont les éléments les plus importants qu’il nous faut développer, explique Vincenzo Savona. Heureusement, nous assistons à des progrès constants en la matière.»

La correction des erreurs tend à exiger un nombre plus élevé de qubits. La complexité des technologies d’informatique quantique — qui impliquent de la superconduction à ultrabasse température et des systèmes photoniques complexes — limite pour l’heure les ordinateurs à un peu plus de 1000 qubits. Bien que certains problèmes d’optimisation bénéficient déjà des performances de ces petits ordinateurs, nombre d’applications commerciales requièrent de 10’000 à plusieurs millions de qubits logiques. Il faudra encore bien des progrès avant de construire des ordinateurs d’une telle envergure avec une qualité suffisante.

À l’EPFL, les scientifiques travaillent sur une infrastructure de développement de simulation quantique avec des ions piégés, cherchent à développer des qubits supraconducteurs au fluxonium et essaient de coupler des qubits à de nouveaux résonateurs et à des systèmes mécaniques.

© 2025 EPFL / Illustration par FICHTRE

Un nouveau langage de programmation

Les algorithmes quantiques représentent un autre domaine très actif en termes de développement. Ils ne consistent pas simplement en des langages de programmation à part, mais ils s’interfacent aussi de manière nouvelle avec les ordinateurs. La conception d’algorithmes quantiques efficaces est essentielle à la réalisation d’applications pratiques et pour obtenir une réelle plus-value par rapport aux algorithmes classiques. «Nous ne savons pas encore comment produire un algorithme quantique qui puisse accélérer un problème donné, explique Yihui Quek. La communauté scientifique déploie des efforts à l’échelle mondiale pour chercher plus de primitives algorithmiques quantiques, afin que nous trouvions plus d’applications aux ordinateurs quantiques.»

«Ces 10 dernières années, l’EPFL a considérablement renforcé ses capacités de recherche et développement dans le domaine des technologies quantiques et de l’informatique quantique, conclut Vincenzo Savona. En Suisse, l’École s’impose comme pôle académique dans le secteur des algo-rithmes quantiques.»

Des ordinateurs quantiques propulsés à l’IA, et des IA qui carburent au quantique

L’intelligence artificielle peut identifier plus rapidement et plus précisément des motifs complexes dans les données, tandis que l’informatique quantique utilise les principes de la mécanique quantique pour traiter les informations avec une efficacité inouïe. Et si on conjuguait les atouts des deux domaines?
Certains experts voient en l’informatique quantique la prochaine étape de l’évolution de l’intelligence artificielle. D’après eux, les principes quantiques, comme la superposition ou l’intrication, permettront d’accélérer l’entraînement des modèles d’IA ou de traiter les données plus efficacement. Dans d’autres cas, les ordinateurs quantiques pourraient aider l’IA à s’affranchir de ses limitations et à attaquer de front des problèmes que les ordinateurs conventionnels ne peuvent régler — par exemple pour la recherche de nouveaux médicaments ou dans les sciences des matériaux. L’informatique quantique n’en est toutefois qu’à ses balbutiements. Certaines déclarations relèvent plus du vœu pieux que des faits.

L’IA et l’apprentissage machine ont toutefois déjà démontré qu’ils sont cruciaux pour l’évolution de l’informatique quantique, et ce sur plusieurs plans. Par exemple, l’IA aide à caractériser les dispositifs quantiques, à évaluer les performances des ordinateurs quantiques — il s’agit essentiellement de «jeter un œil dans les systèmes quantiques» pour comprendre ce qu’ils font. Une autre application clé de l’IA réside dans l’identification des erreurs quantiques et leur correction rapide. Pour cette tâche, particulièrement importante, les modèles de deep learning affichent de bien meilleures performances que les algorithmes classiques. «Ces progrès ne relèvent pas de la spéculation, ils sont bien établis en tant que domaine», précise Giuseppe Carleo, directeur du Laboratoire de sciences computationnelles quantiques de l’EPFL.

L’EPFL est un acteur de pointe dans le développement de ce type de synergies entre IA et informatique quantique. Ainsi, le Laboratoire d’information et de computation quantique, dirigé par Zoë Holmes, repousse les limites des associations entre ordinateurs quantiques et algorithmes d’apprentissage machine. Dans le même temps, l’équipe de Giuseppe Carleo conçoit des modèles d’apprentissage machine pour simuler avec précision des systèmes quantiques. Une démarche entreprise «dans le même esprit que le programme AlphaFold de Google, explique le chercheur. Mais au lieu de les appliquer à des protéines, nous employons nos modèles d’apprentissages pour résoudre l’équation de Schrödinger, l’équation séminale de la mécanique quantique, et simuler de manière précise les systèmes physiques.»

L’IA pour le quantique ou le quantique pour l’IA? Au sein du Centre pour les sciences et l’ingénierie quantiques (QSE) de l’EPFL, les spécialistes s’engagent de façon transdisciplinaire à tirer le meilleur des deux mondes.


Auteur: Hector Garcia Morales

Source: EPFL

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