Les promesses de la cryomicroscopie pour la sécurité alimentaire
Une équipe de recherche conjointe de l’EPFL et de l’Université de Lausanne présente l’observation inédite d’un mécanisme de protection des plantes face au stress salin. L’étude ouvre de nouvelles perspectives de recherche pour renforcer la sécurité alimentaire.
La salinisation des sols affecte de 20 à 40% des terres arables au niveau mondial, selon l’Organisation des Nations unies. Ce processus provient en majorité d’activités humaines et du changement climatique, en particulier de l’élévation du niveau des mers. Si le corps humain a besoin de sodium pour fonctionner, ce n’est pas le cas des plantes. L’excès de sel autour de leurs racines bloque progressivement leur accès à l’eau, freine leur croissance, les intoxique et les précipite vers la mort. Chaque année, dix millions d’hectares de terres agricoles sont ainsi détruits par la salinisation des sols, mettant en péril la sécurité alimentaire mondiale.
Des scientifiques de l'EPFL et de l'Université de Lausanne (UNIL) ont observé avec des partenaires académiques espagnols comment le gène «Salt Overly Sensitive 1» (SOS1), identifié en 1996, protège les cellules végétales du sel. L'équipe de biologistes et d'ingénieurs a produit des images sans précédent en utilisant la microsonde ionique CryoNanoSIMS (Cryo Nanoscale Secondary Ion Mass Spectrometry). Grâce à cet instrument de microscopie cryogénique unique au monde, elles et ils peuvent obtenir des images précises de l'endroit où un nutriment spécifique est stocké ou utilisé dans un échantillon de cellule ou de tissu. Leurs observations montrent qu'en cas de stress salin élevé, le transporteur ionique SOS1 n'élimine plus le sodium mais contribue à le charger à l'intérieur des cellules dans des structures appelées vacuoles. Les scientifiques indiquent que, si nous parvenons à mieux comprendre ce mécanisme et à identifier pourquoi certaines espèces sont plus résistantes face au sodium, de nouvelles stratégies pour la sécurité alimentaire pourraient être déployées. Leurs résultats viennent d'être publiés dans Nature.
Nous pouvons maintenant voir où le sodium est transporté à différents niveaux de stress salin – ce que nous n'étions pas en mesure de faire à cette résolution auparavant
Première preuve visuelle
«Notre recherche fournit la première preuve visuelle à l’échelle cellulaire du mécanisme de défense des plantes contre l’excès de sodium», explique Priya Ramakrishna, première autrice de l’étude et postdoctorante au Laboratoire de géochimie biologique (LGB) de l’EPFL. «Auparavant, des hypothèses de ce mécanisme se basaient sur des preuves indirectes. Nous pouvons maintenant voir où le sodium est transporté à différents niveaux de stress salin – ce que nous n'étions pas en mesure de faire à cette résolution auparavant». L'équipe conjointe de l'EPFL et de l'UNIL a effectué des observations d'une précision sans précédent avec l'instrument CryoNanoSIMS récemment développé, qui permet d'obtenir des images chimiques de tissus biologiques à une résolution de 100 nanomètres. Dans ce cas, elle a obtenu des images d’échantillons de racines de plantes qui avaient été congelés dans un bain d'azote liquide et maintenus à très basse température sous vide, afin de préserver tous les éléments en place dans le tissu.
Cette approche a permis de cartographier des cellules végétales individuelles et de voir où des éléments clés, tels que le potassium, le magnésium, le calcium et le sodium, étaient stockés dans les extrémités des racines d’une plante-test, l’arabette des dames, précisément, dans la partie de la plante connue sous le nom de «méristème apical racinaire». Celle-ci contient les cellules souches responsables du développement du système racinaire de la plante. Les images de la CryoNanoSIMS ont montré l'état de la racine dans deux conditions différentes de stress salin.
Changement de stratégie
En cas de stress salin léger, les cellules parviennent à empêcher le sodium d'entrer. L'équipe a observé un changement de stratégie sous un stress salin élevé: au lieu d'évacuer le sodium, comme on le pensait, le transporteur SOS1 contribue à le séquestrer dans des vacuoles qui servent habituellement à stocker les produits indésirables. «Ce mécanisme de défense a le désavantage d’être gourmand en énergie, il va donc ralentir la croissance de la plante, inhiber ses performances et la conduire à sa mort, si le stress salin persiste», explique Priya Ramakrishna. L’équipe de recherche a validé ses observations en réalisant les mêmes expériences sur des échantillons mutants dépourvus du gène transporteur SOS1. Ceux-ci se sont montrés incapables de transporter le sodium dans les vacuoles. Cette expérience confirme la forte sensibilité du SOS1 au sel. Les scientifiques ont également effectué ces tests sur des échantillons de racines de riz – la culture la plus répandue dans le monde – et ont constaté que, dans ce cas également, le sodium était transporté dans la vacuole en cas de stress salin élevé.
Grâce à ce type de collaboration véritablement interdisciplinaire, nous pouvons associer l'emplacement à la fonction de processus et de mécanismes qui n'ont jamais été observés auparavant
Associer le lieu à la fonction
Pour Priya Ramakrishna, biologiste végétale de formation, l'imagerie chimique rendue possible par l'instrument CryoNanoSIMS change complètement la donne. De plus, la sonde ionique pourrait être utilisée pour étudier la façon dont les plantes se protègent contre d'autres menaces, telles que la pollution par les métaux lourds et les microbes. «Grâce à ce type de collaboration véritablement interdisciplinaire, c'est-à-dire mêlant biologie et ingénierie, nous pouvons associer l'emplacement à la fonction de processus et de mécanismes qui n'ont jamais été observés auparavant», explique l'auteur correspondant Anders Meibom, professeur ordinaire à la Faculté de l’environnement architectural et construit de l'EPFL et à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l'UNIL. A noter que l'instrument CryoNanoSIMS a été mis au point dans son laboratoire.
Niko Geldner, coauteur correspondant de l'article et chef de l'équipe de recherche à la Faculté de biologie et de médecine de l'UNIL, est tout aussi enthousiaste quant à cette collaboration: «Les plantes dépendent fondamentalement de l'extraction des nutriments minéraux du sol, mais nous n'avons jamais été en mesure d'observer leur transport et leur accumulation avec une résolution suffisante. La technologie CryoNanoSIMS y parvient enfin et promet de transformer notre compréhension de la nutrition des plantes, au-delà du problème du sel». Christel Genoud, coautrice de l'article et directrice du Centre d'imagerie Dubochet, ajoute encore: «Cette technique ouvre un horizon entièrement nouveau dans l'imagerie des tissus biologiques et place nos institutions en position de leader sur cette frontière».
Priya Ramakrishna, Francisco M. Gámez-Arjona, Etienne Bellani, Cristina Martin-Olmos, Stephane Escrig, Damien De Bellis, Anna De Luca, José M Pardo, Francisco J. Quintero, Christel Genoud, Clara Sanchez Rodriguez, Niko Geldner, and Anders Meibom , «SOS1-dependent vacuolar sodium accumulation revealed by elemental cryo-imaging», Nature, 15 January 2025. DOI: 10.1038/s41586-024-08403-y