«Les innovateurs doivent rester libres d'expérimenter»

Dominique Foray, professeur honoraire de l’EPFL, détaille les enjeux actuels autour de l’innovation dans son dernier ouvrage. © Thomas Baumann
Dominique Foray, professeur honoraire de l’EPFL, détaille les enjeux actuels autour de l’innovation dans son dernier ouvrage. Et comment l’équilibre délicat entre économie, normes sociales et technologies influence son développement.
«L’innovation? Ce sont ces nouvelles idées qui franchissent le pas économique et sociétal. Sinon, cela reste des technologies au sein d’un laboratoire.» L’innovation, c’est aussi le domaine de recherche et de prédilection de Dominique Foray, professeur honoraire de l’EPFL, auquel il a consacré une grande partie de sa carrière. Après plus de 20 ans d’enseignement, l’ancien titulaire de la Chaire d’économie et management de l’innovation du Collège du management de la technologie a réuni dans un nouvel ouvrage ses réflexions et connaissances de ce secteur en constante évolution. Dans Innovations, une économie pour les temps à venir, aux éditions La Découverte, Dominique Foray soulève une question fondamentale: peut-on imposer un certain contrôle de la société sur l’innovation, sans risquer de tarir sa source?
Amateur de grimpe et de montagne, le professeur et membre du Conseil suisse de la science compare volontiers l’innovation à des prises d’escalade. «Une nouvelle technologie doit vraiment s'agripper à la paroi de l'économie pour être adoptée. Elle doit trouver les bonnes prises, qui peuvent être la préférence des consommateurs et consommatrices, des coûts raisonnables ou encore une concurrence ‘’loyale’’ avec les produits ou les technologies déjà en place. C'est une somme de choses qui font qu'à un moment donné, les gens vont investir dans cette technologie plutôt que dans une autre», détaille-t-il.
Après avoir montré comment la puissance de l’innovation a transformé la vie en un siècle et demi dans la première partie de son livre, le professeur se tourne vers l’avenir: sous quelle forme peut-elle continuer à évoluer dans le contexte actuel? «Aujourd’hui, on voudrait que l'innovation soit au service des grands problèmes, du climat à la santé. Pour y arriver, il faut trouver le bon équilibre entre liberté d’expérimenter et direction de l’innovation.»
Réparer le marché
Comme chaque innovation porte en elle aussi des revers et des effets négatifs, l’enjeu est de revoir le cadre qui l’entoure. Dominique Foray estime que trois piliers fondamentaux sont nécessaires pour mieux orienter l’innovation et empêcher ses éventuelles dérives: «il faut adapter les mécanismes économiques, préparer les technologies et influencer les comportements sociaux.»
Le premier aspect porte sur le marché. «Il faut l’aider à être un peu ‘’moins bête’’ et cela veut dire mettre en place des régulations. Je parle de réparer les marchés pour que, par exemple, les prix soient vrais et incluent tous les coûts.» Il cite l’exemple de la pêche industrielle. «C’est efficace, cela permet à tout le monde de manger du poisson à un prix acceptable, sauf que ce prix ne prend pas en compte le coût de l’usage de l’océan, un bien commun que personne ne paye. Quand les prix reflèteront fondamentalement tous les coûts, y compris ceux liés à l’utilisation de la nature, l'innovation va aller vers des méthodes qui réduisent ces coûts.»
Transformer les technologies passe notamment par la recherche publique. «Dans les écoles polytechniques, par exemple, on développe des technologies durables qui permettent par la suite à des entrepreneurs de mettre en place des projets d’innovation allant dans la bonne direction.» Enfin, les normes sociales jouent aussi un rôle crucial dans la manière dont l’innovation peut être orientée, par exemple vers la durabilité.
Dominique Foray prend l’exemple du transport aérien pour illustrer l’équilibre délicat entre ces trois piliers. «On voit aujourd’hui que les taxes ne font pas vraiment diminuer le nombre de voyageurs. Et on ne peut pas augmenter les taxes à l’infini sous peine de revenir au temps du voyage aérien réservé aux plus riches. La sobriété est très difficile à atteindre, car les gens ne sont toujours pas prêts à renoncer à voler – même si des progrès sont possibles si l’on consent à des investissements publics massifs dans les modes de transport de substitution. Mais dans ce secteur, à mon avis, ce sont les nouvelles technologies du transport aérien, comme les carburants durables ou l’avion à hydrogène, qui doivent être accélérées afin de compléter les taxations et faciliter la transition énergétique. Et on sait aujourd’hui comment accélérer le développement d’une technologie.»
L’IA au service des bons emplois
Dernier élément central pour qu’une innovation puisse décoller: le narratif qui l’entoure, soit un consensus social ou national sur l’existence d’un problème et de ses solutions. «Au tournant des années 2000, par exemple, les gens ne percevaient pas encore l’urgence associée aux énergies renouvelables. Puis, petit à petit, un narratif plus fort s’est installé, entrainant dans son sillage des technologies de plus en plus efficaces et une vague d’innovations.»
Enfin, l’arrivée de l’intelligence artificielle bouscule encore un peu plus les règles du jeu. «Elle pose à nouveau un problème d’orientation», estime le professeur qui met en avant l’importance de la diriger vers la création de bons emplois. «Ceux qui procurent un salaire décent, de l’autonomie dans le travail et des perspectives d’évolution de carrière - élément fondamental d’une économie, qui peut offrir des bénéfices sur la santé, la vie de famille et le lien social. Il faut réfléchir comment orienter l’IA afin d’enrichir le travail humain et non se substituer à lui», conclut-il.
Dominique Foray, Innovations, une économie pour les temps à venir, Ed. La Découverte, 320 p.