«Les grands feux de forêt menacent notre santé»
Après l’Australie, la Sibérie connaît de nouveaux incendies, montrant que ce genre d’événement tend à être plus fréquent, avec des conséquences néfastes: écosystèmes dévastés, émissions de CO2, particules toxiques, impacts climatiques… Interview d’Athanasios Nenes, expert des processus atmosphériques à l’EPFL.
Les feux gigantesques ayant ravagé le continent australien en début d’année ont quitté les premières pages des journaux. C’est maintenant la Sibérie, au nord de la Russie, qui recommence à brûler. Le printemps a été exceptionnellement chaud, avec des températures dépassant parfois les 30 degrés au mois de mai et en moyenne de 10 degrés au dessus des normes saisonnières. En été 2019, des incendies avaient déjà ravagé des millions d’hectares de forêt dans la région. Des foyers dits «zombie», survivant à l’hiver, seraient en train de reprendre à travers la partie nord du pays.
Les climatologues annoncent une plus grande fréquence de tels feux à l’avenir et des études montrent que le changement climatique a déjà fortement augmenté ce risque, notamment en Australie. Quelles en sont les conséquences à plus long terme? Quelles empreintes laisseront-ils sur les écosystèmes et le climat? Athanasios Nenes, qui dirige le Laboratoire des processus atmosphériques et leurs impacts de l’EPFL (LAPI), répond à ces questions. Expert mondial des processus atmosphériques et des particules en suspension (ou aérosols), il a été chargé par le Conseil européen de la recherche d’étudier les impacts de la combustion de la biomasse sur la santé et le climat.
- Que disent ces feux en Sibérie de l’évolution climatique?
"Ces incendies sont plus inquiétants que ceux d’Australie, car ils contribuent au réchauffement de l’Arctique, déjà bien plus rapide et prononcé que n’importe où ailleurs sur la planète. Des tourbières se sont développées sur le pergélisol, ces vastes étendues de terres gelées en permanence, qui sont en train de dégeler. Or, la tourbe est non seulement très riche en carbone, qui est ainsi relâché dans l’atmosphère, mais elle est aussi très inflammable et, une fois frappée par la foudre, elle peut brûler pendant des semaines, voire des mois. Des braises peuvent résister à l’hiver et se réactiver l’été suivant. Le feu accélère donc directement le dégel du pergélisol, mais il le fait aussi indirectement en assombrissant sa surface, encore davantage réchauffée par la lumière du soleil. Sans oublier que les tourbières émettent aussi de grandes quantités de méthane, un autre gaz à effet de serre très puissant.
- Les gaz et types de particules émises dans l’atmosphère diffèrent-ils selon la végétation en présence?
Les émissions varient en effet d’une région à l’autre en raison du taux de carbone que contiennent leurs végétations respectives, mais aussi selon la température de combustion. On parle de feu couvant lorsque la chaleur est modérée, et de feu à flamme vive quand elle est forte. Or, les émissions d’éléments chimiques et de particules toxiques ont tendance à être plus importantes pendant la phase de feu couvant, où la combustion est encore incomplète. En revanche, les feux à flamme vive dégagent davantage de CO2 et de suies, qui tous deux contribuent au réchauffement climatique. Les incendies de tourbières sont plutôt de nature couvante. Comme ils se consument sur des semaines, ils produisent beaucoup de fumées et de brouillards régionaux, mais saturent également l’air de CO2 et de méthane.
Feux en été 2019 en Sibérie. (c)Greenpeace Russia
- Ces particules néfastes pour la santé combinée avec le coronavirus risquent-elles d’exposer davantage de personnes à la forme virulente du COVID-19?
Absolument. Les populations les plus exposées à la pollution - dans les centres urbains notamment - sont davantage à risque d’avoir des problèmes respiratoires, cardiaques, immunitaires ou psychologiques et donc plus vulnérables face au coronavirus. Parmi les polluants, les fumées issues de la combustion de biomasse comprennent de nombreuses substances cancérigènes ou source de stress oxidatif, et sont donc particulièrement toxiques. De plus, les zones proches de l’incendie ne sont pas les seules concernées: une étude récente a montré que la pollution d’arrière-plan, provenant de feux plus anciens, avait un impact tout aussi négatif – sur la santé comme sur le climat - que des fumées fraichement émises, ceci même à de grandes distances des foyers de combustion.
- Doit-on s’attendre à voir les feux en Amazonie également reprendre de plus belle?
La vraie question, c’est de savoir si le changement climatique continuera à faire pression sur les grandes zones forestières. La réponse est oui. Depuis plusieurs décennies, l’Amazonie souffre d’une déforestation sévère et celle-ci est encore accélérée par les feux. On estime qu’à un certain point, elle disparaîtra, car elle ne pourra plus maintenir le volume de précipitations dont elle a besoin.
- Australie, Sibérie, Amazonie… quels sont les effets à long terme des feux gigantesques qui ravagent ces régions?
Les effets sont multiples. Au sol d’abord, cela mène à des changements radicaux au sein des écosystèmes. La végétation disparue met beaucoup de temps à se régénérer. Elle peut même ne jamais y parvenir. Les forêts sont, localement, d’importants réservoirs d’eau. Or une fois les végétaux détruits, l’eau s’évapore, ce qui peut aboutir à la désertification. C’est une menace pour l’Australie, mais aussi pour d’autres régions sujettes aux sécheresses. Et puis, les terres défrichées par le feu sont aussi rapidement utilisées autrement par l’activité humaine, comme c’est le cas au Brésil, pour l’agriculture et l’élevage.
Ces feux ont aussi un impact dans l’atmosphère, où ils augmentent la masse de particules, qui peuvent y rester durant de longues périodes avant d’être dispersées autour de la planète. En suspension, ces particules contenant des molécules de suie, et donc de couleur sombre, absorbent davantage la chaleur du soleil et contribuent au réchauffement de l’air et du climat. Ensuite, elles se déposent sur la glace des pôles et assombrissent ces surfaces d’habitude claires et hautement réflexives, accélérant ainsi leur fonte. Les fumées des feux actuels en Sibérie sont facilement transportées jusqu’en Arctique. Celles des feux d’Australie ont, semble-t-il, atteint les côtes de l’Antarctique et plus fortement touché les glaciers de Nouvelle-Zélande, dont la surface est par endroits devenue brune-oranger.
Et bien entendu, ces feux libèrent de grandes quantités de dioxyde de carbone, un CO2 parfois très ancien suivant l’âge de ces forêts. Les fumées contiennent aussi des nutriments, tels que de l’azote et du fer, qui en se déposant peuvent fertiliser le sol ou les organismes océaniques. Mais en général, brûler de la biomasse, que ce soit celle des forêts ou des prairies, favorise le changement climatique de différentes manières, certaines immédiates et d’autres à bien plus long terme.
- Pourquoi ce genre d’événement risque-t-il d’être plus fréquent?
Il est la conséquence directe des modifications des schémas de précipitation, de températures, de l’utilisation des sols. De nombreuses régions du monde connaissent déjà des périodes de sécheresse étendues et sont, de ce fait, plus à risque d’incendies à large échelle. Le feu n’est pas qu’une mauvaise chose - il est une composante naturelle du cycle de nombreux écosystèmes, qui en ont même besoin pour la germination des plantes. Mais le changement climatique les met sous une plus grande pression et menace leur équilibre. Si un départ de feu s’y produit, la possibilité que cela soit catastrophique est bien plus importante, comme cela est observé en Australie et en Sibérie, mais aussi potentiellement à l'avenir dans le bassin méditerranéen par exemple.
- Replanter de grandes quantités d’arbres est-il une solution?
Cela peut certainement aider. Mais la tâche n’est pas facile: compenser la disparition d’une forêt de la taille d’une ville ou de celle de la Suisse, ce n’est pas la même chose! La difficulté ici, c’est l’ampleur du problème. Ce d’autant plus que ce n’est pas un événement unique, cela va se reproduire, et que ça touche désormais des régions qui n’avaient jamais connu de tels feux. Ceux de Suède ou du Groenland en été 2018 sont les marques du changement climatique en plein action.
Les panaches de fumée sont visibles sur les images satellites. Ici, ceux des incendies d'Australie début 2020 (c)NASA
- Quelle différence cela fait-il si ces fumées stagnent ou se dispersent dans l’atmosphère?
Cela dépend bien sûr de la quantité de fumée. Les grands incendies en produisent énormément, qui reste ensuite dans l’atmosphère durant plusieurs semaines - on peut d’ailleurs la voir sur les images satellite. Ces émanations interagissent avec la lumière du soleil, influencent la formation de nuages et impactent le climat localement. Heureusement, les particules finissent par se dissiper, mais si ces feux deviennent plus fréquents, le nombre de particules présentes en permanence dans l’air augmente également, avec d’autres effets encore sur le climat, la visibilité et la santé des êtres vivants. En Europe, par exemple, la moitié des particules que nous respirons provient de feux - incendies de forêt en été, combustion de bois en hiver. Nous inhalons donc déjà continuellement de la fumée! Avec des feux plus fréquents, notre air sera plus malsain. Clairement, pour les êtres humains et de nombreux écosystèmes, ce n’est pas une bonne nouvelle."
Pour aller plus loin:
Etendue des feux de forêt en 2019:
https://www.youtube.com/watch?v=KnYGSetNokI
Sites en anglais:
Global Forest Watch:
https://fires.globalforestwatch.org/home/
Fire Information for Resource Management System:
https://firms.modaps.eosdis.nasa.gov/map/#t:adv;d:2020-06-14..2020-06-15;@0.0,0.0,3z
Earth Data, Nasa:
https://earthdata.nasa.gov/earth-observation-data/near-real-time/firms/active-fire-data
Earth Observatory, Nasa:
https://earthobservatory.nasa.gov/features/BiomassBurning