Les glaces polaires, miroir de l'avenir sur Terre

Au mois de septembre, où la banquise arctique atteint son minimum, elle était à son cinquième niveau le plus bas jamais enregistré, décrit Julia Schmale © iStock

Au mois de septembre, où la banquise arctique atteint son minimum, elle était à son cinquième niveau le plus bas jamais enregistré, décrit Julia Schmale © iStock

Banquises, glaciers et calottes fondent à un rythme alarmant. Tant en Arctique qu’en Antarctique, l’extension de la glace de mer est inhabituellement faible cette année. Pour préserver la cryosphère, essentielle à la vie sur notre planète, les scientifiques tentent de mieux
en comprendre les dynamiques complexes.
[Article paru dans le magazine EPFL Dimensions]

Les étendues blanches des pôles nous semblent lointaines. Pourtant, ces régions jouent un rôle crucial pour le maintien d’un climat global stable. Des millions d’animaux et de personnes dépendent de leur préservation pour leur survie, menacée par la montée des eaux due à la fonte des glaces de terre. Si celles du Groenland venaient à disparaître, les océans s’élèveraient de six mètres. Avec la perte de celles de l’Antarctique, cette élévation atteindrait 60 mètres de plus, redessinant totalement la carte du monde.

Certes, cela prendrait des centaines, voire des milliers d’années. Mais la tendance au recul se confirme, et même s’accélère. Elle touche l’ensemble des glaces sur Terre, appelé cryosphère, qui regroupe glaciers, banquises, permafrost et calottes polaires. Réalisées depuis 1979 par satellites, les mesures de superficie de la banquise (glace formée par solidification des couches supérieures de l’océan) sont un bon moyen de l’estimer. En 40 ans, l’Arctique a perdu près de la moitié de sa glace de mer. Et 2023 s’inscrit dans la continuité.

« Au mois de septembre, où la banquise arctique atteint son minimum, elle était à son cinquième niveau le plus bas jamais enregistré, décrit Julia Schmale, directrice du Laboratoire de recherche en environnements extrêmes (EERL) au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). Même s’il peut y avoir naturellement une grande variabilité d’un an à l’autre, la probabilité d’un Arctique dépourvu de glace de mer à ce moment de l’année avant le milieu du siècle est très élevée. »

La situation est plus préoccupante encore en Antarctique. Durant des décennies, les données montraient une augmentation annuelle de la superficie de la banquise, mais le phénomène semble s’inverser. Depuis deux ans, les scientifiques constatent un net rétrécissement. Enregistrée à mi-septembre — où elle est à son maximum — la surface de la glace de mer est en 2023 la plus faible de l’histoire des relevés. « Nous faisons face cette année à une étendue inhabituellement faible de la banquise, ce aux deux pôles. Pour l’Arctique, il est clair que c’est l’œuvre du changement climatique. Pour l’Antarctique, où les phénomènes sont plus contre-intuitifs, des recherches sont nécessaires pour l’affirmer. En tous les cas, c’est un vrai signal d’alarme ! »

Nous faisons face cette année à une étendue inhabituellement faible de la banquise, ce aux deux pôles. Pour l’Arctique, il est clair que c’est l’œuvre du changement climatique.

Julia Schmale, directrice du Laboratoire de recherche en environnements extrêmes (EERL), EPFL

Vital pour la stabilité du climat

Pourquoi le maintien de glace et de neige sur notre planète est-il si important ? « D’abord pour une raison de physique pure, répond Julia Schmale. Les étendues gelées et blanches renvoient les radiations solaires vers l’espace, alors qu’un sol foncé les absorbe et se réchauffe. C’est ce qu’on appelle l’effet d’albédo. Sans ces surfaces claires, le changement climatique serait boosté. »

Les glaces de terre constituent les réserves d’eau douce de la planète (dont 70% rien qu’en Antarctique). De nombreuses populations dépendent de la neige stockée dans les montagnes en hiver, puis de sa mise à disposition par la fonte en été. Les zones polaires abritent également de précieux écosystèmes, qui assurent l’équilibre écologique. On parle souvent des ours polaires au Nord et des manchots au Sud, mais des espèces microbiennes spécifiquement adaptées à ces conditions cryosphériques et essentielles au réseau trophique sont également menacées.

Une glace au pluriel

Enfin, la disparition des glaces polaires a des conséquences non négligeables aux autres latitudes. « L’Arctique se réchauffe jusqu’à quatre fois — et l’Antarctique deux fois — plus vite que le reste du monde, explique la chercheuse. La différence graduelle de température avec les autres régions du globe tend donc à diminuer. Or, elle influence le déplacement des masses d’air et, par ricochet, le volume, la fréquence et la localisation des précipitations. Ce qu’il se passe aux pôles conditionne donc le temps qu’il fait ailleurs, y compris en Europe. »

Sans oublier l’impact sur les sociétés traditionnelles du Nord, dont toute la vie quotidienne et les habitudes se trouvent bouleversées, tient à ajouter Julia Schmale.

Pour les non-experts, toutes les glaces se ressemblent. Pour les scientifiques, elles sont multiformes, rendant leur étude complexe. La taille de la banquise, par exemple, dépend des saisons, s’étendant sur la mer en hiver lorsque le froid et la nuit permanente s’installent, puis rétrécissant au retour du jour perpétuel, «instaurant un mouvement de respiration sur toute une année», dépeint Julia Schmale. Provenant d’eau de mer, elle est salée et regorge de micro-organismes vivants. Tant en Arctique qu’en Antarctique, elle joue ainsi un rôle prépondérant dans la chaîne alimentaire.

La neige, un élément clé

La glace de terre répond à une tout autre dynamique. Glaciers et calottes sont façonnés par les dépôts de neige à la surface et se composent d’eau douce. Leur mouvement prend la forme d’une coulée lente, le poids de la glace accumulée sur le haut poussant le tout vers la langue et les bords. Modelée au fil d’un temps long, la glace est ancienne et épaisse —jusqu’à trois kilomètres au Groenland et quatre en Antarctique. La hausse des températures tend à faire fondre le sommet, créant en dessous des voies d’eau qui accélèrent la perte de masse glaciaire.

« Impossible de comprendre les processus à l’œuvre au sein de la cryosphère sans étudier la neige », insiste pour sa part Michael Lehning, directeur du Laboratoire des sciences cryosphériques au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). La neige est le principal acteur de l’effet d’albédo. Et suivant ses interactions avec les éléments en présence (glace, eau, vent, température, nature du terrain ), elle peut changer radicalement une situation. « Une pure étendue de glace, un lac gelé par exemple, est plutôt sombre, illustre le chercheur. Elle absorbe les radiations solaires, se réchauffe et fond. Il suffit qu’une fine couche de neige s’y dépose pour que les rayons soient réfléchis. La surface reste alors froide et la glace peut s’épaissir. » L’épaisseur de la couche de neige joue également un rôle. Son poids peut pousser un pan de banquise vers le bas, laissant l’eau s’infiltrer par les côtés et détremper la neige, qui gèle à nouveau. C’est un mécanisme important de formation de la glace de mer en Antarctique. Si la glace en dessous est fine, la neige agit plutôt comme une couverture isolante, empêchant au contraire la banquise de s’épaissir. C’est ce qu’il se passe surtout en Arctique. Autant d’illustrations de la complexité des mécanismes à l’œuvre… « La neige est une clé de compréhension de tous ces phénomènes. Or, ce paramètre est encore souvent négligé dans les études et les modèles », regrette Michael Lehning.

Comprendre est une chose essentielle, agir en est une autre. Les deux chercheurs s’accordent: impossible de limiter les impacts de ces bouleversements et préserver la cryosphère sans réduire drastiquement nos émissions de CO₂.


Auteur: Sarah Perrin

Source: Environnement Naturel, Architectural et Construit | ENAC

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