Les expertes de l'innovation
Innosuisse, l’Agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, s’appuie sur des spécialistes pour avaliser les demandes de soutien. Les quatre experts émanant de l’EPFL sont… des expertes.
Innosuisse promeut la collaboration entre science et marché à travers des projets d’innovation, le réseautage, la formation et le coaching. Issues d’horizons différents, les expertes et experts Innosuisse doivent disposer d’excellentes compétences en matière d’innovation dans le domaine des sciences. Rencontre avec Marilyne Andersen, Cara Tobin, Pascale Van Landuyt et Lan Zuo Gillet, les quatre expertes de l’EPFL.
En quoi consiste la tâche d’experte Innosuisse?
Lan Zuo Gillet: Les experts Innosuisse ont pour mission d’évaluer les demandes de soutien à l’innovation émanant des entreprises et universités. Selon le type de demande, un ou deux experts par dossier sont sollicités. Sur la base de leur évaluation, le Conseil de l’innovation décide d’accorder ou non un financement. Logiquement, les experts sont regroupés par domaines de compétences. Un mandat d’expert porte en général sur quatre ans et peut être renouvelé. Ces personnes sont recrutées grâce à des appels à candidatures. A noter qu’Innosuisse cherche aussi à mettre ses experts en lien, à créer un large réseau.
Quelle est l’importance pour vous de ce rôle?
Cara Tobin: En janvier 2023, Innosuisse a lancé un appel spécifique à candidatures dans le domaine du «zéro net» (ndlr: en août 2019, le Conseil fédéral s’est fixé comme objectif d’équilibrer le bilan des gaz à effet de serre de la Suisse d’ici à 2050). C’est ainsi que je suis devenue experte. Par ce biais, j’ai découvert la richesse et la diversité des projets liés à la lutte contre le réchauffement climatique en Suisse. Franchement, je ne savais pas qu’il se passait autant de choses dans mon domaine! En effet, comme il s’agit d’initiatives très éclatées, à cheval sur différentes disciplines, il est généralement difficile d’avoir une vue d’ensemble. Or, cette vue d’ensemble permet non seulement d’unir les forces là où c’est pertinent, mais aussi d’éviter de réinventer la roue à chaque fois et d’utiliser l’énergie et les ressources financières à disposition d’une manière plus efficace. L’urgence climatique est bien réelle. Il faut agir vite et de la façon la plus concertée possible.
Pascale Van Landuyt: Dans ma position d’Industrial Liaison Officer, je me trouve habituellement de l’autre côté de la barrière, là où l’on monte les projets de collaboration. Je trouve très intéressant – et bien sûr aussi gratifiant – de bénéficier de cette ouverture sur l’autre côté, d’avoir une vue plus large concernant les tendances en matière d’innovation technologique. Et puis le rôle d’experte ne se limite pas toujours à approuver ou non un soutien. Dans les cas des Innovation Booster (ndlr: un instrument soutenant l’identification de défis importants et le développement d’idées pour des solutions radicales) et de l’Initiative Flagship (ndlr: qui vise à stimuler l’innovation systémique et la collaboration transdisciplinaire), les experts peuvent aussi être invités à faire des recommandations lors du déroulement du projet.
Lan Zuo Gillet: J’ai été active dans l’innovation technologique depuis ma thèse de doctorat à l’EPFL en 1992 et j’ai vécu l’expérience de l’intégration de technologies dans les milieux industriels et financiers. Depuis 2008, je travaille à 100% dans l’écosystème de l’innovation et de l’entrepreneuriat, pour monter des projets de partenariat technologique ou pour accélérer le développement de start-up. Le rôle d’experte Innosuisse est en adéquation avec mes trois décennies d’expérience professionnelle, ainsi qu’avec mes activités au sein de l’EPFL Innovation Park. Il me permet en plus d’avoir une vue d’ensemble des nouvelles technologies innovantes, de nourrir ma curiosité scientifique et de développer de nouvelles connaissances.
Marilyne Andersen: Je considère que cet engagement fait partie des services externes à notre institution qu’il est important de rendre. Il faut en outre rappeler que cette démarche d’expertise participe – à l’image de celle qui consiste à évaluer des articles soumis à des revues scientifiques – au processus de peer-review inhérent au monde académique.
Les quatre experts Innosuisse de l’EPFL… sont des expertes. Est-ce significatif?
Marilyne Andersen: Je constate à la fois une tendance croissante de la part d’organismes tels qu’Innosuisse à chercher activement des femmes et une tendance accrue des femmes à répondre par la positive à ce genre d’appel à rendre service ou à contribuer à une communauté. C’est dans un sens réjouissant mais ce qui serait encore plus réjouissant, c’est qu’on n’ait plus besoin ni de chercher à recruter spécifiquement des femmes, ni de sentir son devoir accompli lorsqu’on a une forte participation féminine. Il faudrait que la parité, ou tout au moins un meilleur équilibre général, devienne tout simplement la norme.
Lan Zuo Gillet: Certes, dès qu’on touche à la technique, la présence masculine domine clairement. Mais les femmes qui ont des compétences dans ces domaines se démarquent peut-être davantage. De nos jours, il y a beaucoup d’initiatives pour promouvoir l’égalité de traitement. Dans cet esprit, je suis contre l’idée de favoriser une femme pour remplir un quota. L’effort devrait être fourni en amont: il faut changer la manière dont nous éduquons nos enfants, pour encourager plus de filles à se lancer dans des voies techniques.
Cara Tobin: Oui, c'est significatif. Nous remplissons ce rôle en y apportant nos histoires en tant que femmes dans les sciences, dans l'innovation et dans l'entrepreneuriat. D’ailleurs, lorsqu’on évalue un Innovation Booster – un soutien visant à stimuler l’innovation radicale de manière co-créative – en tant qu’experte Innosuisse, on est censées vérifier qu’il respecte un certain équilibre de genre et une représentation équilibrée des différentes régions de Suisse. En tant que visages d’Innosuisse, nous pouvons être un modèle pour les filles et les jeunes femmes, qui voient que ce chemin peut être pour elles aussi. Mais cela est important pour les garçons aussi. Je suis mère de garçons qui envisagent une formation à l'EPFL. Moi, maman et scientifique, je leur montre que la diversité dans le milieu professionnel est essentielle.
Pascale Van Landuyt: Dans le même ordre d’idées que Lan, je dirais qu’il ne sert à rien de vouloir aller plus vite que ce que la société peut proposer. D’autant que ce n’est pas comme si rien ne bougeait. On constate une réelle évolution de la présence féminine dans les domaines techniques. La direction de l’EPFL entend favoriser une approche coordonnée et ciblée en matière de promotion de l’égalité, de diversité et d’inclusion. Actuellement, plus du tiers des nouveaux membres du corps enseignant sont des femmes. Sur le terrain, j’observe aussi un nombre croissant de startupeuses.
Lan Zuo Gillet: De manière globale, dans les pays développés comme la Suisse, l’innovation et l’entrepreneuriat ont de plus en plus d’attrait pour la nouvelle génération, femmes et hommes confondus. Nous avons par exemple constaté que 41% des candidates et candidats à notre formation à l’entrepreneuriat Innosuisse (module 2) sont des étudiantes ou chercheuses universitaires, toutes disciplines confondues. Pour ce qui est de nos événements de promotion de l’entrepreneuriat, 43% sont des participantes.
Comme son nom l’indique, l’agence Innosuisse est dédiée à l’encouragement de l’innovation. En terre helvétique, les conditions sont-elles réunies pour mener à bien cette mission?
Pascale Van Landuyt: Innosuisse (ex-CTI) s’appuie sur une très longue tradition de collaboration entre les milieux académiques et industriels dans le pays. L’encouragement à l’innovation se donne les moyens de son ambition: en 2022, le montant alloué pour les projets nationaux par Innosuisse était de 181,4 millions de francs, ce qui représente 374 projets approuvés, soit un taux de succès de 45%. Je pense qu’un des facteurs de succès de l’innovation réside également dans le fait qu’Innosuisse prévoit des instruments tout au long de l’échelle TRL (Technology Readiness Level): Booster, Chèque d’innovation, projets «classiques», Start-Up Innovation Project et Swiss Accelerator.
Cara Tobin: Sans oublier le programme BRIDGE, développé en commun par Innosuisse et le Fonds national suisse, qui s’adresse à des chercheuses et chercheurs à l’interface entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée et qui intervient avant le TRL 1. Il faut mentionner aussi le soutien à des partenariats avec d’autres pays, afin de favoriser les collaborations. Je constate en outre avec plaisir qu’en Suisse, l’encouragement est en train de se décentraliser. Avant, toutes les compétitions de start-up focalisées sur le climat avaient lieu à Zurich. Ce n’est plus le cas.
Lan Zuo Gillet: En effet, l’offre de soutien à différents niveaux est très abondante en terre helvétique, démontrant l’importance que la Suisse accorde à l’innovation et à l’entrepreneuriat pour défendre sa position de leader. On pourrait lui reprocher une approche trop «bottom-up»; devant tant d’acteurs et d’offres, il est parfois difficile pour une innovatrice ou un innovateur de s’y retrouver. Par ailleurs, les porteurs de projet pourraient être tentés de «rester au chaud», de tarder à se lancer.
Marilyne Andersen: Ce ne sont en effet pas les encouragements financiers qui manquent dans notre pays. Ce qu’il faudrait davantage encourager, c’est la création d’une culture de la prise de risque, comme c’est le cas aux Etats-Unis par exemple. Après tout, la norme, dans le milieu de l’innovation, c’est que seule une start-up sur dix survive.
À propos des quatre expertes Innosuisse de l'EPFL
Lan Zuo Gillet est directrice adjointe de l’EPFL Innovation Park, dont elle pilote les programmes de formation, d’incubation et d’accélération pour les start-up, ainsi que des workshops sur le partenariat entre start-up et grandes entreprises. Elle est notamment à l’origine des initiatives Tech4Trust, Tech4Eva et Tech4Growth.
Ingénieure en sciences des matériaux et titulaire d’un doctorat en biomédical, Pascale Van Landuyt est Industrial Liaison Officer à la Vice-Présidence pour l’innovation de l’EPFL. Sa mission: développer l’open innovation grâce aux partenariats entre les entreprises et l’EPFL.
Cara Tobin est titulaire d’un doctorat en ingénierie de l’environnement. Depuis 2020, elle est la scientifique environnementale principale de l’EssentialTech Centre de l’EPFL, ainsi que la responsable du programme technologique water/sanitation.
Marilyne Andersen est physicienne de formation et professeure ordinaire en technologies durables de la construction à l’EPFL, dont elle dirige le Laboratoire de performance intégrée au design, qu’elle a fondé en 2010. Doyenne de la Faculté ENAC de 2013 à 2018, ses recherches se situent à l’interface entre sciences, ingénierie et architecture.