Les émotions sont un composant essentiel de la rationalité

© Julie Clerget / 2023 EPFL

© Julie Clerget / 2023 EPFL

Rencontre avec Nihat Kotluk, chercheur en sciences de l'apprentissage.

Pouvez-vous retracer votre parcours et expliquer comment il vous a conduit à rejoindre l'EPFL ?

J'ai commencé ma carrière en tant qu'enseignant de physique. Après avoir obtenu mon diplôme de licence, j’ai passé quatre ans dans le domaine de la physique pure avant de décider de suivre une formation pédagogique pour devenir enseignant.

Après avoir obtenu ma licence, j'ai commencé à travailler dans les écoles publiques en Turquie. Puis, un an plus tard, en 2009, j'ai entamé un master en éducation scientifique, axé sur la manière la plus efficace d'enseigner la physique, la chimie et la biologie.

Cependant, cela ne me suffisait pas, alors j'ai décidé de poursuivre un doctorat en sciences de l'apprentissage. Entre 2014 et 2018, j'ai mis l'accent sur la pédagogie culturellement pertinente. Il s'agissait de ma thèse de doctorat, la première en Turquie sur ce sujet, qui repose essentiellement sur les compétences académiques des étudiant-es ainsi que les perspectives socioculturelles et sociocritiques. Il s'agit pendant le processus d'enseignement et d'apprentissage, de prendre en compte leurs différentes valeurs culturelles, points de vue et langues.

Enfin, en mai 2021, je suis arrivé à l'EPFL en tant que post-doctorant dans le domaine de l'éducation en ingénierie. Je collabore étroitement avec Roland Tormey depuis le début. Ensemble, nous nous sommes penchés sur les émotions dans l'éducation en ingénierie.

Pourquoi cet aspect vous intéresse-t-il particulièrement ?

L'éducation en ingénierie, et le domaine de l'ingénierie en général, se caractérisent principalement par leur technocratie. Les compétences en résolution de problèmes scientifiques sont considérées comme plus importantes, tandis que le rôle des émotions a largement été ignoré.

C’est dans ce contexte que Roland m'a proposé de nous concentrer sur l'éthique de l'ingénierie et d’explorer comment nous pourrions inclure les émotions dans l'éducation relative à cette éthique.

Il existe de nombreuses émotions différentes, et comme notre question principale concernait l'éthique, nous avons choisi de nous concentrer sur les émotions morales. Notre objectif principal était d'inclure une certaine dimension émotionnelle dans les études de cas d'éthique de l'ingénierie.

Généralement, les étudiantes et étudiants en ingénierie sont avertis de ne pas laisser leurs émotions influencer leur prise de décision morale. Ils et elles craignent que celles-ci puissent affecter leur processus de raisonnement et en particulier leur pensée rationnelle. Nous avons donc conçu une étude expérimentale pour voir dans quelle mesure l'émotivité pouvait affecter la pensée rationnelle des étudiant-es.

Nous avons choisi de nous intéresser à la compassion, car elle joue un rôle important dans la prise de décisions. Lorsque vous ressentez de la compassion, vous vous préoccupez du bien-être d'autrui. Par exemple, lorsque vous voyez quelqu'un souffrir, vous vous sentez motivé à changer la situation, à agir. Cette motivation à agir est d’autant plus forte si l’on partage certaines similitudes avec la personne en détresse. En prenant en compte ces aspects fondamentaux de la compassion, nous avons décidé de l'intégrer dans les cas d'éthique de l'ingénierie en adaptant un outil destiné à mesurer les niveaux de raisonnement moral des étudiant-es en ingénierie, appelé ESIT (Engineering and Sciences Issues Test). Cet outil s'appuie sur la théorie du développement moral de Kohlberg.

Le défi était alors de déterminer comment inclure une seule émotion ciblée dans cette étude de cas. Les études précédentes ne se sont pas spécifiquement concentrées sur une seule émotion. Après de nombreuses tentatives, nous avons réussi à augmenter l'intensité de l'émotion ciblée sans affecter les indicateurs des autres émotions. La littérature nous dit que les niveaux émotionnels ne doivent être ni trop élevés ni trop bas, autrement dit, ils ne doivent pas se situer dans les extrêmes. Cela signifie que nous devions augmenter la compassion de manière modérée. Et nous avons montré que des niveaux de compassion allant de faibles à modérés n'avaient pas d'incidence sur les schémas de raisonnement moral des étudiant-es.

Maintenant, la perspective et les idées principales à ce sujet ont évolué, et le nombre d'articles et de recherches portant sur les émotions augmente chaque jour

Nihat Kotluk, chercheur en sciences de l'apprentissage

Autrefois, l'idée prévalente était que les émotions étaient l'ennemi de la rationalité, mais en réalité, les émotions en sont un composant essentiel. Maintenant, la perspective et les idées principales à ce sujet ont évolué, et le nombre d'articles et de recherches portant sur les émotions augmente chaque jour. Il y a dix ou vingt ans, ce n'était pas le cas. En combinant mon parcours en tant que physicien et maintenant en tant que chercheur en sciences de l'apprentissage et en collaborant avec Roland Tormey, dont le domaine est la sociologie, nous essayons d'aider les éducatrices et éducateurs en ingénierie à intégrer toutes ces dimensions dans leur enseignement pour l'améliorer.

Nous avons fait des demandes de financement pour développer d’autres projets liés aux émotions. L’un d’eux, par exemple, a été financé par BeLEARN, et avec un groupe de professeurs et de chercheurs de l'EPFL, dont Roland Tormey, Touradj Ebrahimi, Patrick Jermann et Vivek Ramachandran, ainsi que le Prof. Dr. Reinhard Riedl de la Haute école spécialisée bernoise, nous avons étudié comment enseigner l'éthique de l'ingénierie en utilisant des deepfakes et en nous concentrant sur les réponses émotionnelles des étudiant-es en ingénierie lorsqu'ils regardaient ces vidéos deepfake. Ceci notamment grâce à la technologie de suivi des yeux et de reconnaissance faciale.

Nous avons un autre projet également mené au sein de BeLEARN, en collaboration avec un groupe de psychologues, notamment la Prof. Dr. Marina Fiori de la Haute école fédérale en formation professionnelle HEFP et le Prof. Dr. Egon Werlen de l'Université suisse à distance des sciences appliquées (Fernfachhochschule Schweiz – FFHS), ainsi que Roland Tormey et moi-même. Nous travaillons actuellement sur l'effet des émotions sociales dans le processus d'apprentissage des étudiant-es en informatique lorsqu'ils et elles travaillent en équipe. Nous examinerons leurs interactions et la manière dont ils et elles les gèrent, ainsi que les émotions qui surgissent dans les contextes d’équipe, dans le but d'identifier des stratégies pédagogiques permettant d’optimiser l'apprentissage tout en réduisant les inégalités.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Je ne vais pas enseigner, je vais apprendre avec les étudiant-es

Nihat Kotluk, chercheur en sciences de l'apprentissage

Le semestre prochain, je vais enseigner un cours intitulé "Comment les gens apprennent" aux étudiant-es de master ici à l'EPFL. Roland Tormey a enseigné ce cours pendant de nombreuses années, et ce semestre, nous le ferons ensemble. Selon moi, je ne vais pas enseigner, mais plutôt apprendre avec les étudiant-es. En tant que chercheur en sciences de l'apprentissage, je partagerai mes expériences avec eux, et en tant qu'ingénieur-es, ils et elles partageront leurs expériences avec moi. On pourrait donc dire que ce cours pourrait s’intituler "Comment pouvons-nous apprendre les un-es des autres ?".


Auteur: Julie Clerget

Source: Centre LEARN

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