«Les architectes écrivent la partition, les habitants l'interprètent»

Architecte et professeure à l’EPFL, Sophie Delhay revisite la conception et la construction d’habitats. - 2024 EPFL/Jeanne Guerard - CC-BY-SA 4.0

Architecte et professeure à l’EPFL, Sophie Delhay revisite la conception et la construction d’habitats. - 2024 EPFL/Jeanne Guerard - CC-BY-SA 4.0

Architecte et professeure à l’EPFL, Sophie Delhay revisite la conception et la construction d’habitats. Il est selon elle urgent de déstandardiser la production de logements, qui ne répond plus aux réalités et nécessités d’aujourd’hui. Interview.

Faisant directement face aux évolutions sociétales et aux impératifs de ce siècle, une nouvelle génération d’architectes voit le jour, réinventant en profondeur le monde de la construction. Sophie Delhay en fait partie. Basée en France, cette spécialiste du logement enseigne depuis deux ans à l’EPFL. Professeure associée, elle est la nouvelle directrice de la section d’architecture. Elle nous livre sa vision d'avenir alors qu'on célèbre le 7 octobre la Journée mondiale de l’habitat.

Quels sont selon vous les plus grands défis actuels en matière d’habitation?

Le logement, qui représente 80% du tissu urbain, est la matière première de la ville, contribuant directement à la qualité de celle-ci. Il est un levier puissant pour agir sur les imaginaires, les représentations, les modes de vie d’aujourd’hui et de demain. C’est pourquoi il est un sujet central pour moi.

Dans ce cadre, un des défis majeurs est de sortir des anciens standards. Les pratiques de ces 20 dernières années, très marquées par la pensée capitaliste, ont figé bon nombre de typologies dans le marbre. En résulte toute une palette de normes visant à faire des économies, gagner en efficacité et en rapidité de conception, et le plus souvent pour des motifs louables: rendre le logement financièrement accessible à tous, garantir l’accès aux personnes handicapées, minimiser les risques d’incendies, etc.

Mais en conséquence, la construction a beaucoup perdu en souplesse, et nous devons maintenant en remettre, les nécessités écologiques, démographiques et sociales nous obligeant à changer nos façons de vivre et de produire. Ces normes sont des freins anachroniques, basés sur une sociologie des années 1970 et répondant à une société qui n’existe plus.

Mais cette difficulté est aussi une vraie chance ! Car elle permet d’aller vers une émancipation de nos conceptions du logement, de réinventer, d’ouvrir des possibles. Plus que d’innover ou d’expérimenter, il s’agit surtout de faire advenir ce qui est déjà là.

Qu’est-ce qui a changé en 50 ans?

Tout d’abord, le foyer typique — un couple, un ou deux enfants — n’est plus majoritaire dans la société. Nombre de constructions sont pourtant encore basées sur ce modèle. Les entités familiales ne sont plus aussi stables, elles forment désormais des foyers de tailles variables, faits de cohabitations et décohabitations selon les étapes de la vie. Avec la recomposition des familles, les enfants ont parfois deux foyers et deux chambres au lieu d’une — alors que, globalement, nous devons construire moins.

De plus, la population étant vieillissante, il n’y a plus trois, mais quatre voire cinq générations à loger dans le même temps. Quand elles le peuvent encore, beaucoup de ces personnes vivent seules. Mais aussi, à l’instar des colocations d’étudiants, des regroupements de personnes âgées ou intergénérationnels se dessinent, revenant à l’idée de maisonnées à l’ancienne. Sans oublier le fait d’habiter parfois à plusieurs endroits.

Et puis, avec les confinements, le rapport entre intérieur et extérieur a également changé. Nombre d’activités que l’on pratiquait en ville — aller au cinéma, au resto, à l’école, travailler — se font maintenant au sein du logement.

Comment faire pour mieux répondre à ces mutations?

Nous devons prendre ces changements en compte, sans construire davantage. Il nous faut donc inventer d’autres solutions. Pour ce faire, je crois beaucoup à la mutualisation et à la désassignation des espaces, c’est-à-dire à l’idée que leur fonction puisse être redéfinie d’un jour, d’une semaine, d’une année ou d’une génération à l’autre.

Les habitants doivent pouvoir s’approprier leur domicile et y inventer leur propre vie — c’est même ce qui fait la qualité d’un logement. Face à toutes les mutations évoquées, nous, en tant qu’architectes, ne savons plus à qui nous nous adressons précisément: à quel type de foyer, de quelle taille, etc. Ce que nous proposons doit donc pouvoir accueillir le plus de réalités possibles, être le plus ouvert et émancipatoire possible. Je vois mon travail un peu à l’image de celui d’un compositeur. J’écris la partition, et les habitants, comme des musiciens, vont l’interpréter chacun à sa manière.

© 2024 EPFL - Illustration par Jeanne Guerard

Et qu’entendez-vous par mutualisation?

Le délitement de la bulle familiale d’autrefois a ouvert la voie à de nouvelles manières de vivre ensemble. Or, dans la difficulté, le mouvement humain naturel tend à aller vers la protection et une multiplication des clôtures et distances. En même temps, nous avons aussi besoin de relations à l’autre. Les architectes ont un rôle à jouer dans la vie sociale des habitants et civique des citoyens.

Dans mon studio de Master, j’ai par exemple proposé aux étudiantes et étudiants de concevoir un projet de maisonnée pour une centaine d’habitants, mais dont la surface globale serait inférieure à celle qui serait donnée pour autant de personnes selon les standards actuels. Ils ont une totale liberté pour définir la taille des foyers, soit l’espace minimum dédié à la vie intime, et celui dévolu aux espaces collectifs. Ceux-ci doivent impérativement être de très grande qualité, c’est-à-dire offrir quelque chose qui ne serait pas accessible à ces usagers — ou difficilement — si tout était individualisé. L’idée, c’est qu’ensemble nous vivions mieux que séparément et que chaque usager y trouve son compte et du plaisir à partager.

Les urgences de ce début de siècle nous ont poussés à construire en masse, vite et de manière très dense. Une densité souvent mal vécue, mais qui est pourtant une nécessité aujourd’hui. Il faut donc la revisiter, lui trouver de nouvelles formes.

C’est donc aussi de représentations et conditionnements mentaux que nous devons nous départir?

Ce travail est indispensable ! Nous le réalisons avec les étudiantes et étudiants, qui n’ont pas encore ces mécaniques de pensée gravées en eux. Avec eux, nous menons aussi une recherche historique intéressante sur les cuisines, dont la place et l’importance ont été largement sous-estimées ces dernières décennies. Cette pièce a non seulement un potentiel peu exploité de condensateur social et de générateur de liens — et cette pièce est aussi historiquement la pièce des femmes — mais elle peut de plus grandement participer aux efforts d’économie d’énergie. Concentrant les quatre éléments — air, eau, feu, terre — la cuisine est au centre même de la réflexion écologique. Travailler sur ces deux axes — lien social et écologie — au travers des cuisines permet d’ouvrir de nouveaux imaginaires.

Quelle place le choix des matériaux a-t-il dans cette réflexion?

Pour moi, les matériaux de construction adviennent des réflexions et nouveaux types de construction qui ne peuvent être pensés que dans une synthèse et un équilibre global. Aujourd’hui, par exemple, il est absolument nécessaire de consommer moins de béton, utilisé autrefois à tout va, et dans bien des cas il existe de bonnes alternatives. Toutefois, paradoxalement, le béton permet aussi parfois d’être plus écologique qu’en n’en utilisant pas. En s’en servant à bon escient, on peut alléger certaines structures et obtenir des espaces irréalisables avec d’autres modes constructifs.

Concernant les matériaux biosourcés, comme le bois, la terre crue, la paille, le chanvre, etc. leur place dans la construction moderne est indéniable. Ils répondent notamment bien au besoin de faire des façades plus épaisses et d’isoler de la chaleur.

Et le végétal dans tout ça?

C’est pour moi le jardin, comme on parlerait du «jardin d’Éden». La préservation des zones fertiles et de pleine terre est plus importante que jamais pour maintenir des sols vivants, créer des îlots de fraîcheur et réduire les émissions de CO2. Et aussi, les périodes de confinement l’ont montré, l’accès au végétal nous est essentiel. Le jardin, c’est l’imaginaire de la maison. Or, le rêve de la villa individuelle n’est plus soutenable. Mais l’accès aux espaces verts et leur aménagement peuvent être pensés de sorte à prolonger cet idéal. Chaque immeuble collectif devrait disposer d’un jardin, d’un lieu d’ancrage dans le sol, qui permette de se sentir pleinement chez soi.

Comment convaincre de la pertinence de cette vision?

Les architectes et urbanistes doivent se relever les manches. La cartographie des dernières élections législatives en France a révélé une claire rupture entre campagnes et villes et qu’il y a donc bien un enjeu d’ordre spatial et territorial, qui concerne directement nos corps de métier. L’habitat, c’est 80% de la ville, mais surtout 100% de la société. Il concerne donc tout le monde. Le travail sur le logement est un bon levier pour redonner confiance à l’ouverture, au partage, à la solidarité, des valeurs que l’architecture peut porter. Et pas seulement par ses réalisations ; les projets non aboutis ouvrent eux aussi de nouveaux imaginaires. Nous pouvons démontrer qu’il y a de très bonnes raisons pour faire société, mais aussi que cela peut être utile et joyeux.

© 2024 EPFL - Illustration par Jeanne Guerard


Auteur: Sarah Perrin

Source: EPFL

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