«La quantique, c'est la théorie du tout»

Vincenzo Savona, professeur au Laboratoire de physique théorique des nanosystèmes à l'EPFL. 2025 EPFL/Murielle Gerber - CC-BY-SA 4.0
La mécanique quantique a ouvert la voie à de fantastiques progrès aux répercussions sociétales directes. Depuis 100 ans, elle aussi chamboulé la physique classique. Et nous n'avons pas encore tout vu! Interview de Vincenzo Savona, professeur et directeur académique du Centre pour la science et l'ingénierie quantique de l'EPFL.
Tombé dans la marmite de la physique quantique parce qu’il voulait comprendre le fonctionnement des semi-conducteurs, Vincenzo Savona, professeur au Laboratoire de physique théorique des nanosystèmes à l'EPFL, l’enseigne depuis plus de 20 ans aux étudiantes et étudiants.
Comment est-ce que la physique quantique et la physique classique s’articulent dans votre enseignement?
J’aime rappeler que la physique classique est une branche de la physique quantique, et non l’inverse. La théorie quantique a été fixée il y a exactement 100 ans, et on sait qu’elle est en mesure d’expliquer absolument tout ce qui touche notre quotidien. Les équations qui décrivent notre environnement ont été écrites en 1925, et elles restent parfaitement valables aujourd’hui.
Mais alors pourquoi enseigne-t-on encore la physique classique?
Pour une raison essentiellement pratique: la physique classique reste parfaitement adaptée pour décrire de très nombreux phénomènes, pour réaliser des calculs d’ingénierie, des simulations, pour expliquer énormément de choses. Et ses équations possèdent l’avantage d’être plus faciles à traiter que les équations de la physique quantique, c’est pourquoi on peut s’en satisfaire pour de nombreuses applications. Mais Max Planck a posé l’hypothèse, dès 1900, que la théorie quantique était en mesure d’expliquer en plus ce qui échappe aux théories de Newton et de Maxwell. Pendant 25 ans, Albert Einstein, Niels Bohr, Werner Heisenberg, Wolfgang Pauli ou encore Erwin Schrödinger ont planché sur cette hypothèse, élaborant les équations que l’on considère comme étant au fondement de la physique quantique théorique.
Voilà pour l’histoire… Mais un siècle plus tard, il reste encore beaucoup de travail aux théoriciens quantiques tels que vous!
C’est incontestable. Et c’est justement la beauté de la physique quantique: on sait qu’elle peut tout expliquer, c’est la théorie de tout ce qui comporte de la matière et de la lumière. Elle fournit une boîte à outils plus vaste que la physique classique, mais nous ne savons pas encore maîtriser complètement chacun de ces outils. Il y a des phénomènes dont on sait qu’ils pourront s’expliquer par la physique quantique, mais les bonnes équations n’ont pas encore été trouvées.
Par exemple?
L’un des plus grands défis des physiciens sera de parvenir à une théorie qui unifie la physique quantique et la théorie de la relativité générale d’Einstein décrivant le phénomène de la gravitation. On a fait beaucoup de progrès mais on n’arrive toujours pas à développer une théorie unifiée. Un autre exemple beaucoup plus proche de notre quotidien est le mécanisme à l’origine de la supraconductivité à haute température, qu’on ne comprend pas encore complètement mais que nous utilisons pour beaucoup d’applications telles que l’imagerie par résonance magnétique, parmi d’autres.
La physique quantique ne concerne donc pas que l’infiniment petit?
On a tendance à penser qu’elle ne s’applique qu’aux atomes, électrons et photons, mais ça n’est pas juste. On sait par exemple que la matière ne peut être stable que grâce aux lois de la physique quantique. Selon la physique classique, un électron qui tourne autour de son atome perdrait de l’énergie et s’écraserait sur l’atome en une nanoseconde, provoquant un effondrement total de la matière. Seule la physique quantique peut expliquer pourquoi ce n’est pas le cas. À encore plus large échelle, on peut mesurer dans les instabilités du fond diffus cosmologique les signes d’une manifestation quantique née lors du Big Bang.
Au-delà de la pure théorie, quelles sont les applications des recherches en physique quantique?
Il y en a beaucoup. Celles que l’on développe le plus à l’EPFL sont l’informatique, la communication, la simulation et la détection (sensing) quantiques.
Malgré sa complexité, ce domaine attire-t-il beaucoup de jeunes?
Oui, j’avoue que mon cours Master d’informatique quantique remporte un grand succès. Nous recevons énormément de demandes de projets de Master dans ce domaine. Heureusement, le Centre pour les sciences et l’ingénierie quantiques de l’EPFL (QSE Center) nous donne accès à de nombreux partenaires, notamment des entreprises, ce qui nous permet de les satisfaire.
Arriver à la maîtrise de l’informatique quantique est aussi ambitieux que l’a été la conquête de la Lune.
Est-ce que l’EPFL se distingue dans la discipline?
Oui, clairement. C’est un domaine prioritaire depuis au moins 10 ans, et une dizaine de nouvelles et nouveaux professeurs ont été nommés depuis. La création du QSE Center, en 2021, a été une étape marquante ; le lancement l’année suivante d’un nouveau programme Master en sciences et ingénierie quantiques a immédiatement trouvé son public. Ajoutons encore que l’Advanced Science Building qui sera bientôt construit offrira aux scientifiques la possibilité d’utiliser des équipements incroyablement performants, ce qui nous donnera des atouts considérables pour progresser. Tout ceci fait que l’École — et plus généralement la Suisse — est très bien placée, au niveau international, dans les domaines d’application cités plus haut. Nous sommes aussi en train de développer fortement la recherche dans les algorithmes quantiques, un champ dont la portée est considérable.
On crée des algorithmes avant d’avoir les machines, n’est-ce pas un peu étrange?
Je compare la recherche en informatique et calcul quantiques aux travaux pionniers du développement de l’électronique dans les années 1940, et on voit comment elle a évolué en quelques décennies. Le développement des ordinateurs quantiques avance lui aussi à une vitesse fulgurante. Il y a aujourd’hui plusieurs approches en parallèle, de nombreux prototypes, et on ne sait pas encore quelle technologie l’emportera. Mais on sait qu’il faut plancher sur certains défis tels que la correction d’erreurs quantiques et développer des logiciels spécifiques au fonctionnement des ordinateurs quantiques afin de les éprouver.
À quoi serviront ces ordinateurs?
Il ne s’agit pas seulement de construire des machines plus rapides que celles d’aujourd’hui: on parle d’un changement de paradigme dans le traitement de l’information. Un grand nombre de tâches de calcul utiles ne pourront jamais être accomplies avec les architectures informatiques classiques, car cela demanderait des ressources et du temps de traitement qui augmentent exponentiellement avec la taille de la tâche à résoudre. Les ordinateurs quantiques pourront traiter certaines de ces tâches beaucoup plus efficacement. L’approche quantique est parfaitement adaptée par exemple à la simulation numérique de la matière. Elle est aussi plus efficace pour les calculs d’optimisation, car capable de traiter beaucoup plus d’informations en parallèle. On développe aussi — notamment Zoë Holmes à l’EPFL — le quantum machine learning, qui pourrait faire encore évoluer drastiquement l’intelligence artificielle.
Les deux approches – IA et informatique quantique – sont-elles concurrentes?
Elles évoluent en parallèle et se nourrissent l’une l’autre, ce qui permet des avancées remarquables. Les ingénieurs utilisent par exemple l’IA pour améliorer la conception des ordinateurs quantiques.
D’ailleurs, pourquoi ont-ils ces formes étonnantes?
Pour fonctionner, les puces quantiques doivent être refroidies à une température proche du zéro absolu (-273,15°C) dans des réfrigérateurs spéciaux. La transmission d’information entre l’extérieur et l’intérieur de ces réfrigérateurs se fait par des micro-ondes, et ces tubes caractéristiques sont en fait des guides à micro-ondes. Mais mon collègue Tobias Kippenberg essaie de développer des transducteurs qui fonctionneraient dans le «frigo», et qui permettraient d’utiliser des fibres optiques jusqu’au cœur du système. S’il y parvient, ce sera un immense saut technologique.
Dans quel délai verra-t-on les premières applications à grande échelle?
Quiconque articule une date ne doit pas être pris au sérieux. Il s’agit d’un projet planétaire, hautement collaboratif — selon moi comparable à la conquête de la Lune! Nous connaissons le potentiel de l’approche quantique, nous avons donc un devoir moral d’essayer de la développer. Nous savons que cela passera par beaucoup d’échecs, de pistes à abandonner, mais qui nous laisseront beaucoup d’enseignements. J’estime que l’on peut faire à l’égard du quantique un pari à la Pascal: on n’a rien à perdre à y croire, il faut donc tout faire pour y parvenir.
Cybersécurité: «Nous ne sommes pas condamnés à la catastrophe»
Les sciences quantiques sont-elles une menace pour la sécurité des données?
Tous les quelques mois, une vague de titres dans la presse lance l’alarme. L’informatique quantique serait sur le point d’anéantir notre sécurité numérique; d’ici à trois, cinq voire dix ans, les machines quantiques seront supposément assez puissantes pour briser les piliers cryptographiques de l’Internet. En d’autres termes, tout pourrait être rendu public — vos messages sur WhatsApp comme vos transactions par carte de crédit.
Au cœur de ces préoccupations, la cryptographie par clé publique RSA. C’est un système très largement déployé. Ses principes reposent sur la difficulté à factoriser de grands nombres entiers, une tâche considérée comme hors de portée des ordinateurs conventionnels. Mais le brillant algorithme quantique de Shor peut théoriquement factoriser ces nombres d’une manière exponentiellement plus rapide que toute autre méthode classique. Il pourrait, en effet, rendre le système RSA caduc.
Et donc, il nous faut paniquer?
Je ne le pense pas. Premièrement, la communauté cryptographique s’est préparée pendant des années. Les scientifiques ont développé une génération entière d’algorithmes cryptographiques dits «postquantiques», qui reposent sur des problèmes mathématiques que même les ordinateurs quantiques ne pourraient pas résoudre. Certains de ces algorithmes sont déjà institués comme standards aux États-Unis par l’Institut national des normes et de la technologie (NIST). Si le moment de vérité devait arriver, substituer les systèmes RSA par des alternatives postquantiques ne devrait pas, dans la plupart des cas, nécessiter plus qu’une mise à jour logicielle.
Deuxièmement, le type d’ordinateur quantique requis pour briser le système RSA relève encore de la théorie. On estime qu’il faudrait pour cela environ un million de qubits de haute qualité, qui travailleraient en parfaite harmonie. Les dispositifs actuels sont très loin de cette échelle. Atteindre une telle uniformité et un tel contrôle représente l’un des plus gros défis techniques du domaine.
Enfin, même si une telle machine devait voir le jour, il reste un dernier obstacle: résoudre un problème ardu de factorisation, ce n’est pas la même chose que de résoudre LE problème du RSA. Les nombres RSA sont spécialement conçus pour être les plus difficiles à déchiffrer, même pour des algorithmes quantiques.
Donc non, nous ne sommes pas condamnés à la catastrophe. Pas encore, et probablement pas de sitôt. Le monde de la cryptographie évolue et l’informatique quantique, malgré toutes ses promesses, n’est pas une force implacable — du moins pas maintenant. Pour l’heure, je dors bien, et vous devriez faire de même.
Cet article a été publié dans l'édition de septembre 2025 du magazine Dimensions, qui met en avant l’excellence de l’EPFL par le biais de dossiers approfondis, d’interviews, de portraits et d’actualités. Le magazine est distribué gratuitement sur les campus de l’EPFL.