La politique d'innovation et la digitalisation

Dominique Guellec, OCDE © 2019 EPFL

Dominique Guellec, OCDE © 2019 EPFL

Dominique Guellec est chef de la division de la politique de la science et de la technologie de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE). Il a été invité par le Collège de Management pour discuter des grandes implications sociétales de la digitalisation. Le Professeur Gaétan de Rassenfosse a saisi l’occasion pour l’interviewer.

1) La plupart des innovations sont digitales : pourquoi et quelles sont les implications ?

On constate en effet que toutes les innovations ont soit une forme digitale, soit un mode de distribution digital ou soit sont issues elles-mêmes d’un processus digital. La digitalisation touche tous les domaines de recherche (électronique, chimie, sciences de la vie, etc.), ce qui a des implications multiples et variées :

Premièrement, la production et l’accès aux données deviennent essentielles. Sans données, ou sans accès aux données, on ne peut plus innover. Dès lors, les règles d’accès aux données deviennent primordiales.

Deuxièmement, l’activité économique devient plus fluide. La donnée digitalisée (contrairement aux biens matériels) peut se reproduire et être manipulée à un coût quasiment nul et elle n’est pas non plus sujette à des coûts de transport. En outre, une fois produite, elle peut être accédée et manipulée de par le monde par un nombre infini d’acteurs et de manière simultanée. Il n’y a pas d’équivalent matériel à une telle propriété, qui a des implications directes sur la concurrence notamment (voir la troisième question plus bas).

Troisièmement, la fréquence plus élevée des innovations digitales en comparaison aux innovations matérielles. Si l’on prend l’exemple d’un produit mixte (un véhicule autonome par exemple), sa composante matérielle sera renouvelée à plusieurs années d’intervalle. Le renouvellement implique de mobiliser des circuits de distribution, de commander du matériel, etc. Alors que la partie digitale du produit peut être actualisée plusieurs fois par jour grâce à l’envoi de quelques lignes de code.

Quatrièmement, la digitalisation a pour effet de rendre plus floue la frontière entre les services et les biens manufacturés. On pressent que les gens n’achèteront plus une voiture mais un service de transport, avec toute une gestion digitale des réseaux et services. Et les gagnants peuvent être aussi bien des sociétés traditionnelles telles que BMW ou des nouveaux acteurs tels que Tesla voire même Uber ou Google.

2) L’innovation soutient traditionnellement la productivité. Cependant l’augmentation de la fréquence de l’innovation n’est pas allée de pair avec une accélération de la productivité. D’où vient ce paradoxe ?

Ce paradoxe vient du fait que bien que la fréquence de l’innovation digitale soit plus élevée, ces nombreux changements quotidiens (dans notre téléphone portable par exemple) sont souvent marginaux.

Historiquement, l’accroissement de la productivité a toujours été une fonction de l’innovation et de sa diffusion, ce qui ne devrait pas changer avec l’innovation digitale. Il s’agit toujours d’accroître à la fois la capacité de production, à partir d’une quantité de facteurs donnée, ou d’accroître la diversité de la production et son adaptation aux besoins. Mais à un niveau un peu plus concret, celui des statistiques officielles des pays, il n’y a pas eu d’accélération de la productivité malgré l’accélération de l’innovation digitale. Telle qu’on la mesure, la productivité a même ralenti ou stagné dans les pays de l’OCDE.

On distingue trois types d’explications.

On mesure mal la productivité. Les comptes nationaux n’intègrent pas bien les produits digitaux (notamment car ils sont gratuits, comme par exemple des recherches sur des moteurs de recherches, ou la participation à des réseaux sociaux). Malgré leur succès, les réseaux sociaux ne sont pas comptés comme une augmentation de la production—ils n’ont pas de prix et leur utilisation n’est donc pas comptée comme une transaction économique.

Ralentissement de l’investissement : Bien que l’investissement ait bien repris, son niveau n’atteint pas celui antérieur à la crise de 2009. Donc l’accumulation du capital productif dans les pays de l’OCDE est plus faible qu’auparavant.

Mécanisme de l’apprentissage par la pratique : L’apprentissage d’une nouvelle technologie prend du temps, qu’il s’agisse des entreprises, des individus, de la société ou des modes de gouvernements. Les effets de ces innovations sur la productivité ne sont donc pas immédiats.

Il n’y a pas unanimité parmi les économistes concernant le mécanisme à l’œuvre. Selon celle qu’on choisit, on aboutira à des diagnostiques et des prédictions tout à fait différents quant au futur de la productivité. La troisième explication est très optimiste sur le futur. Avec la deuxième, on met l’accent sur des solutions macroéconomiques, telles que des programmes de relance de l’investissement. Si on insiste sur la première, il faut donner des moyens aux départements statistiques afin de mieux mesurer la productivité.

3) Vous avez parlé de la fluidité de l’activité économique engendrée par la digitalisation. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsqu’on réfléchit aux impacts de la digitalisation sur la concurrence et sur la distribution des revenus (entre individus, entreprises, régions), deux caractéristiques sont essentielles : la fluidité des données et leur complémentarité avec le capital humain

La digitalisation démocratise l’accès à des ressources de connaissances et de production inespéré jusqu’à peu. Il est dorénavant possible de produire un bien quelconque dans un recoin isolé du monde tout en ayant accès à un marché global grâce à des plateformes telles qu’Amazon.

A cela s’ajoute le fait que le coût en capital d’une entreprise digitale (logiciel, cloud) est généralement plus faible que celui d’une entreprise de manufacture (machines) et les conditions d’entrée sur les marchés sont plus ouvertes. Ces évolutions vont dans le sens d’une concurrence accrue et donc, à priori, d’une distribution plus équitable de l’activité économique.

Cependant, il existe aussi un facteur qui va dans le sens inverse : des informations qui préalablement n’étaient accessibles que localement, deviennent maintenant accessibles globalement. Et les personnes ou entités qui sont en mesure de les exploiter ne sont plus nécessairement proches, elles peuvent être très éloignées de l’endroit où les données ont été générées.

Et c’est là que la complémentarité avec le capital humain entre en jeu. Le capital humain est sujet à des externalités qui se créent par la co-localisation des individus. Lorsque deux individus qualifiés travaillent ensemble, Leur production est généralement supérieure à ce qu’elle aurait été si chacun avait travaillé de son côté. Il y a donc intérêt à ce que les individus se mettent ensemble. Du fait des externalités, les grandes entités centralisées (telles que les grandes villes ou les grandes entreprises) sont généralement plus productives que les entités plus petites et elles font un usage plus efficace de l’information. On peut dès lors s’attendre à ce que la productivité des grandes entités centralisées s’accroisse relativement à celle des petites.

Donc, ce qui initialement ressemblait à une démocratisation, peut aboutir à l’inverse : un accès égal à tous à la donnée n’implique pas que tout le monde soit également qualifié pour créer de la valeur à partir des données. Et s’il y a une place limitée sur le marché, la place sera occupée par les acteurs de plus grande taille, qui sont les plus efficaces.

Il y a donc deux facettes à la digitalisation : À la fois une démocratisation des conditions d’entrée sur les marché et à l’accès aux données, mais aussi une tendance à la concentration et au « winner take all », qui a pour corollaire une distribution des revenus entre individus plus inégalitaire (comme constaté dans l’ensemble des pays de l’OCDE), une concentration des structures de marchés, une augmentation de l’inégalité entre les entreprises, et entre les villes et les campagnes ou entre des villes qui sont des centres d’excellences et celles qui ne le sont pas.

Les politiques économiques peuvent cependant faire pencher la balance d’un côté (concentration) ou de l’autre (démocratisation de l’information), par exemple en encourageant l’éducation en région rurale pour essayer de compenser le manque de capital humain, ou en développant une politique adéquate de support à la digitalisation des PME pour essayer de contrecarrer les inégalités entre entreprises.

4. On entend beaucoup de discussions sur le fait de taxer les GAFA. Pourquoi notre système fiscal est-il mal adapté aux enjeux de la digitalisation et quelles solutions mettre en avant ?

La taxation équitable de tous est l’un des fondements de la démocratie. Dans un monde globalisé, les choses étaient déjà compliquées (les entreprises faisant jouer la concurrence fiscale entre états par exemple). Avec la digitalisation, les choses ont basculé en défaveur des états, notamment par la capacité des entreprises à délocaliser les revenus, depuis l’endroit où il est généré (et donc idéalement taxable) vers des endroits où la fiscalité est plus favorable (paradis fiscaux).

Avec les GAFA (Google-Amazon-Facebook-Apple), les fondements du système fiscal international, à savoir que la taxation doit s’opérer là où est créé le revenu, sont remis en cause. Déterminer où le revenu est généré n’est pas évident dans le cas des entreprises digitales. Par exemple, le revenu peut être généré en Suisse mais l’activité économique est gérée depuis l’étranger.

Un accord entre les pays de l’OCDE et au-delà est actuellement en cours de négociation avec pour objectif de réduire cette distorsion fiscale internationale et de permettre un niveau de taxation minimal accepté entre les pays signataires.

5. Quels sont les principaux défis des politiques économiques d’innovation créés par la digitalisation ?

Premièrement, les politiques d’innovation doivent évoluer pour s’adapter aux réalités actuelles. Beaucoup de pays ont adopté une approche innovante, en créant des « sandboxes » : ils développent des politiques en matière digitale et d’innovation de manière expérimentale et à petite échelle (à l’échelle d’une région, pour certains acteurs ou à certaines conditions). Si l’intervention marche, on la généralise, sinon on l’arrête rapidement.

Deuxièmement, une politique concernant les données devient une composante essentielle des politiques d’innovation, s’intéressant aux conditions d’accès et aux conditions de productions des données comme j’ai eu l’occasion de le mentionner.

Les gouvernements doivent pousser pour faciliter l’accès aux données (notamment publiques), car cela facilite aussi l’innovation. Mais on doit également considérer que la donnée, avant d’être distribuée, doit être produite, ce qui implique un coût. Et ce coût doit pouvoir être récupéré d’une manière ou d’une autre lorsque l’entité qui la génère est une entreprise privée.

Les politiques d’accès aux données doivent ainsi dans certains cas reconnaître une certaine exclusivité conditionnelle, temporaire. Une transparence complète et un partage non contraint des données poseraient des problèmes éthiques et économiques important. Par exemple, en ce qui concerne les données issues de la recherche scientifique, les gouvernements doivent s’assurer que les données financées par fonds publics soient accessibles le plus largement possible. Cependant, la tendance naturelle d’un chercheur est de ne pas partager ses données avec autre chercheur pour maximiser ses chances d’accéder à des fonds publics concurrentiels tels que des bourses. Quelle parade trouver à ce problème ? On peut imaginer différentes conditions et incitations appropriées dans lesquelles les données soient partageables : que les données soient diffusées dans les 6 mois qui suivent leur exploitation dans une publication ; qu’elles soient considérées comme un produit final de la recherche (et pas seulement un produit intermédiaire) et que cela puisse être inscrit sur son CV, comme une publication d’articles. Des efforts sont faits dans certains pays, et cela demande une évolution culturelle parmi les chercheurs.

6. Qu’en est-il de la digitalisation des PMEs ?

La digitalisation constitue à la fois une obligation et un risque pour les PME. Une obligation car la concurrence est en train de le faire, donc pour survivre, il faut aussi suivre ce chemin-là. Mais lorsqu’il s’agit d’adopter des technologies radicales (Internet of Things, impression 3D, intelligence artificielle, etc.), cela nécessite non seulement de changer les technologies, mais aussi parfois même le business model, ce qui constitue un risque majeur pour une PME.

Une grande entreprise peut prendre ce risque, car si une division rate la marche, une autre réussira, ce qui limitera les dégâts. Si une PME rate la marche, c’est souvent l’existence-même de l’entreprise qui est en jeu. La digitalisation coûte cher et est compliquée à mettre en place. Beaucoup de PMEs essaient de retarder l’échéance, car leur accès au capital est difficile ou les compétences en interne manquent. Selon les enquêtes de l’OCDE, demander à une banque un financement pour se digitaliser est une expérience souvent vouée à l’échec.

Les pouvoirs publics peuvent là avoir un rôle à jouer en facilitant l’accès au capital en garantissant l’accès au crédit ou en fournissant aux entreprises de manière directe ou indirecte l’expertise qu’elles n’ont pas en interne. En Allemagne ou aux Pays-Bas, il existe différents centres techniques tels que les instituts Fraunhofer qui conseillent les PME en ce domaine.