«La fabrication des implants va connaître un changement de paradigme»

Stéphanie P. Lacour. © EPFL / Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0
Vice-présidente pour le soutien des initiatives stratégiques et professeure au Laboratoire des interfaces bioélectroniques souples de l’EPFL, Stéphanie P. Lacour est une des spécialistes mondiales des implants souples. Interview.
La carrière de Stéphanie P. Lacour pourrait se résumer en un immense défi: marier le biologique et l’électronique. Cela signifie pour elle allier le souple et le dur et faire communiquer les ions du corps avec les électrons des circuits. À l’EPFL depuis 2011, la professeure dirige le Laboratoire des interfaces bioélectroniques souples, menant une recherche qui touche autant aux matériaux qu’à la miniaturisation des réseaux d’électrodes. Ce travail requiert créativité et originalité. Stéphanie P. Lacour est membre de l’institut Neuro-X, dont elle était la directrice fondatrice, un institut qui réunit experts et expertes en neurosciences, neuro-ingénierie et neuro-informatique au service de la médecine. Elle a quitté la direction de l’institut suite à sa nomination comme vice-présidente de l’EPFL pour le soutien aux initiatives stratégiques, poste qu’elle occupe depuis le 1er janvier 2025.
Il y a 20 ans, pensiez-vous qu’on en serait où l’on en est aujourd’hui, capable de faire remarcher des personnes paraplégiques avec des implants souples ou de commander un ordinateur avec le cerveau?
Probablement. Les neurotechnologies sont un des domaines où ce qui pouvait avoir été anticipé dans la science-fiction se concrétise. Il y a un engouement récent, mais rappelons qu’une des plus anciennes neurotechnologies est l’implant cochléaire: cette thérapie existe depuis plus de 40 ans et a bénéficié à plus d’un million de patientes et patients dans le monde. Moduler le système nerveux se fait déjà depuis longtemps. En revanche, aujourd’hui on connaît un développement croissant des systèmes dits bouclés qui décodent les signaux cérébraux reflétant l’intention d’un utilisateur et les traduisent en actions, telles que l’activation d’un muscle ou le contrôle d’une prothèse, établissant ainsi un lien direct entre le cerveau et un dispositif externe.
Il y a donc eu des progrès considérables?
Oui, mais il y a aussi beaucoup d’effets d’annonce. Peu d’interfaces cerveau-machine (ICM) implantables aujourd’hui sont au stade de dispositif médical. La plupart sont en cours d’évaluation ou d’essais cliniques. Nous assistons à une accélération des neurotechnologies, rendue possible par l’évolution des technologies de fabrication et de miniaturisation, qui transforme la précision et les capacités des interfaces cerveau-machine.
Est-ce là aussi que la souplesse des électrodes joue un rôle?
La souplesse a des avantages en termes de bio-intégration et des inconvénients en termes de manufacturing et stabilité. On essaie de déployer ces technologies pour qu’elles aient un minimum d’action inflammatoire après implantation en partant du principe qu’un implant aux propriétés physiques similaires à celles du tissu biologique humain devrait a priori générer moins de réactions adverses de ce type. Ces développements sont encore au stade préclinique ou des premiers essais chez l’humain. Nous n’avons pas encore le recul sur leur stabilité dans le temps et donc leur efficacité. C’est en cours.
Est-il important d’avoir aussi un maximum d’électrodes?
Tout dépend du but recherché, car il faut distinguer la partie thérapeutique de celle de la compréhension du cerveau. Il y a des milliards de neurones dans le cerveau, et celles et ceux qui cherchent à le comprendre vont avoir des dispositifs avec une très haute densité d’électrodes pour essayer de dresser une carte ultraprécise de l’activité cérébrale. D’un point de vue thérapeutique, ce n’est pas forcément utile. Un signal qui nous permet d’avoir une information globale d’un réseau de neurones peut être tout à fait suffisant pour contrôler une prothèse, par exemple. Les ICM n’auront donc pas besoin d’un milliard d’électrodes pour pouvoir contrôler de manière très précise un exosquelette ou une stimulation de la moelle épinière. Les technologies non invasives ou minimalement invasives telles que l’électroencéphalogramme (EEG) montrent aussi qu’une information plus globale est suffisante de ce point de vue.
Le défi des systèmes à grande densité d’électrodes réside dans la difficulté à miniaturiser leur alimentation énergétique, à assurer leur autonomie et à décoder en temps réel la masse d’information qu’ils génèrent. La recherche s’oriente ainsi vers l’intégration de processus algorithmiques directement sur puce pour pouvoir faire un décodage local et ne transmettre que les données pertinentes. Mais cette approche reste encore au stade exploratoire.
Quand pensez-vous que ce type de thérapie sera plus largement accessible?
Ça peut aller vite ou prendre du temps, mais l’expérience montre qu’avant qu’un dispositif soit accepté comme solution thérapeutique chez l’humain, prescrit en milieu hospitalier puis remboursé en tant que thérapie, il faut généralement 15 à 25 ans.
Le déploiement des neurotechnologies dépend également de l’adoption de méthodes de fabrication en série, permettant non seulement d’augmenter les volumes de production, mais aussi de réduire les coûts, une condition essentielle pour en améliorer l’accessibilité.
Les neurotechnologies sont un des domaines où ce qui pouvait avoir été anticipé dans la science-fiction se concrétise. Il y a un engouement récent, mais rappelons qu’une des plus anciennes neurotechnologies est l’implant cochléaire: cette thérapie existe depuis plus de 40 ans et a bénéficié à plus d’un million de patientes et patients dans le monde.
Les technologies non invasives comme l’EEG peuvent-elles aller plus vite?
Tout dépend du but recherché et du contexte thérapeutique. L’EEG est très utilisé aujourd’hui pour faire des diagnostics ou étudier le sommeil. Mais il présente une résolution spatio-temporelle limitée: sa faible résolution spatiale ne permet pas un décodage précis de l’activité cérébrale fine, comme celle impliquée dans le mouvement individuel des doigts.
Hormis les problèmes moteurs des personnes paraplégiques, quelles pourraient être les autres cibles des implants neuronaux?
Les problèmes moteurs sont un point d’entrée pour ces technologies, car il y a un lien direct entre la neurostimulation et une action, par exemple le contrôle d’une prothèse, ou un exosquelette chez les personnes paralysées. D’autres champs d’application médicale incluent la communication assistée, la neurostimulation adaptative dans le cas de crises d’épilepsie ou tremblements de Parkinson, mais aussi la rééducation neurofonctionnelle post-AVC. Récemment une équipe américaine a utilisé les ICM pour restaurer la parole chez une personne ayant perdu la capacité de parler à la suite d’un AVC.
Et en dehors du cerveau?
Effectivement, le système nerveux n’est pas restreint au cer-veau ; les nerfs périphériques sont une autre composante essentielle. L’implant cochléaire en est un des exemples qui fonctionne très bien. Il y a aussi des implants posés sur le nerf vague ou d’autres nerfs périphériques pour essayer de réguler des dysfonctionnements métaboliques, mais c’est encore à l’étude.
D’autres parties du corps pourraient aussi être régulées ou monitorées par des systèmes implantables. Ce ne sera alors pas des électrodes, mais plutôt des capteurs chimiques ou biochimiques. Les composants de base du système implantable — une batterie qui alimente un boîtier électronique connecté avec un réseau de capteurs — restent toutefois les mêmes.
Dans le futur, nous verrons sûrement l’émergence de technologies hybrides, où le dispositif artificiel pourra interagir avec le système nerveux afin de restaurer, réparer les fonctions perdues, mais également stimuler progressivement les mécanismes biologiques à poursuivre la «réparation».
Les neurotechnologies semblent soulever d’énormes espoirs thérapeutiques pour de nombreuses affections, comme la génétique l’a fait dans les années 2000. C’est une impression?
Effectivement, les neurotechnologies suscitent aujourd’hui un engouement thérapeutique comparable à celui qu’a connu la génétique dans les années 2000. Elles promettent de restaurer des fonctions perdues, agissant directement avec le cerveau ; elles sont de plus en plus miniaturisées, précises et personnalisables, donc elles offrent aussi un espoir de médecine personnalisée.
Il existe cependant des défis techniques, éthiques et réglementaires majeurs. Malgré les avancées spectaculaires, la traduction clinique des neurotechnologies reste lente et modeste.
Quelles sont les pistes pour progresser?
Nous sommes dans une phase très dynamique pour les neurotechnologies.
De nombreux groupes de recherche explorent de nouveaux matériaux, designs et techniques de fabrication pour produire des interfaces avec le cerveau miniaturisées, plus précises, stables et fiables. L’intégration de la microélectronique, et bientôt de l’IA, dans ces systèmes offre également des pistes concrètes pour un décodage et un encodage de l’information neuronal efficaces et en temps réel.
Un point essentiel est le besoin d’une collaboration interdisciplinaire pour alimenter les progrès en neurotechnologies et un engagement structuré entre les acteurs publics et privés, afin de franchir les étapes critiques de développement, de validation et d’accès aux patients.
Dans mon rôle de vice-présidente pour le soutien aux initiatives stratégiques, je plaide pour cette approche holistique où l’EPFL fait collaborer plusieurs domaines de recherche pour relever les grands défis sociétaux.
Comment se positionne l’EPFL dans le domaine des neurotechnologies?
C’est un domaine où il est indispensable d’intégrer des compétences des sciences de la vie, l’ingénierie, l’IA et la médecine. Il y a une dizaine d’années, l’EPFL a créé le Centre de neuroprothèses avec l’idée de regrouper ces compétences pour faire émerger un écosystème ; nous étions cinq membres fondateurs. En 2022, l’institut Neuro-X, un institut trifacultaire, a été créé et intègre aujourd’hui ces compétences nécessaires et complémentaires. L’écosystème du Campus Biotech à Genève, avec ses infrastructures expérimentales dédiées, favorise également le développement de cette expertise interdisciplinaire, et la recherche translationnelle. L’EPFL bénéficie également de collaborations établies avec le CHUV, les HUG ou l’Hôpital du Valais, ainsi que du soutien de plusieurs fondations, notamment la Fondation Bertarelli, la Fondation Wyss et la Fondation Defitech, qui nous accompagnent dans nos initiatives translationnelles.
La situation est plus difficile en revanche pour les start-up, dont plusieurs ont fait faillite.
Il est vrai que ces technologies représentent un tel investissement, et sur un temps très long, qu’il faut vraiment avoir les reins solides pour se lancer et se maintenir. Beaucoup de start-up échouent, car le processus d’approbation est extrêmement long et, souvent, elles n’ont pas de fabricant pour leur dispositif, mais manquent également les démonstrations thérapeutiques et la validation des assureurs médicaux.
Mais un changement de paradigme s’amorce. On passe d’un marché très traditionnel basé sur des technologies éprouvées et anciennes vers de nouveaux designs et approches thérapeutiques. Mon espoir serait de créer un environnement agile et ambitieux pour favoriser le déploiement de ces neurotechnologies. La Suisse et l’Europe, en général, sont extrêmement bien positionnées dans ce domaine de recherche et d’innovation, mais nous avons besoin d’investissements concrets, similaires à ce qui se fait aux États-Unis, pour avancer durablement.
Ces mêmes technologies pourraient-elles aussi augmenter les compétences des individus?
Peut-être. Je me concentre sur les avancées qui peuvent réellement bénéficier aux patients aujourd’hui, plutôt que sur des projections plus spéculatives.