«La condition humaine ne peut exister sans la puissance du récit»

Metin Arditi, diplômé en physique de ce qui était alors l’EPUL - Photo: DR / Metin Arditi

Metin Arditi, diplômé en physique de ce qui était alors l’EPUL - Photo: DR / Metin Arditi

Écrivain à succès. Philanthrope. Homme d’affaires. Metin Arditi, diplômé en physique de ce qui était alors l’EPUL, s’est lancé dans chaque domaine d’activité avec passion et une grande liberté d’esprit. Celui qui a reçu de nombreux prix littéraires ainsi qu’un Alumni Award de la part de l’EPFL revient sur son parcours et son amour pour l’École, qui ne l’a jamais quitté.

Quelles images gardez-vous de vos premières années en Turquie?

Je suis né en 1945 à Ankara. Nous avons déménagé à Istanbul, ma famille et moi, dès mes trois mois, et j’y ai vécu jusqu’à mes sept ans. Je garde de cette période le souvenir d’années heureuses et d’une société très cosmopolite. J’ai aussi le souvenir d’une forme de complexe vis-à-vis de l’Europe. Mes parents avaient une grande admiration pour la culture européenne, et plus encore pour la Suisse.

Je trouve rétrospectivement cela injuste, car la Turquie est elle-même une grande terre de culture — à la maison, l’on pouvait écouter pas moins de cinq langues. Il est essentiel de distinguer culture et civilisation, une distinction que je n’ai comprise moi-même que très tard. Je place la civilisation, c’est-à-dire la capacité à vivre ensemble, qui était très forte en Turquie et dans ma famille, bien au-dessus de la culture.

Mes parents avaient de la Suisse l’image d’un pays intemporel et rassurant. Cette admiration pour le mythe suisse était si forte que mes parents ont décidé de me faire intégrer un internat à Paudex, dans le canton de Vaud. J’y suis resté de mes sept à mes 18 ans.

Enfant à Istanbul - Photo: DR / Metin Arditi

Les arts et la culture étaient-ils déjà présents dans votre vie à cette époque ?

Je voyais extrêmement peu mes parents durant mon internat. Mon père était de passage en Suisse pour ses affaires deux fois par an environ. Je le voyais alors le temps d’un week-end. Ma mère venait en Europe un mois durant l’été et nous allions ensemble en Auvergne ou en Italie. Je passais le second mois de vacances d’été à l’internat, qui accueillait des élèves venus apprendre le français. J’étais dispensé des cours du matin, j’étais seul, et passais mon temps à pêcher et à lire. C’est ainsi qu’a débuté mon goût de la lecture.

Mais c’est la pratique des arts, plus encore que la lecture, qui m’a aidé à cette époque. Le théâtre, en particulier, m’a sauvé. Nous montions des pièces comme L’Avare de Molière ou L’Ours de Tchekhov jusqu’à la représentation en fin d’année scolaire. La mise en scène était confiée au célèbre acteur et metteur en scène Paul Pasquier, qui a un jour dit à ma mère : « Vous savez, Metin est un comédien très doué. » Celle-ci lui a répondu : « Pour l’amour du ciel, ne le lui dites pas ! » Comédien n’était pas un métier sérieux aux yeux de mes parents.

C'est une carrière que je n'ai jamais considérée, mais ce goût pour la comédie m’est resté. J’ai d’ailleurs eu un grand plaisir à tenir un rôle dans l’adaptation cinématographique de L’enfant qui mesurait le monde, qui sortira en 2024.

Qu’est-ce qui vous a amené à rejoindre ce qui s’appelait l’EPUL et pourquoi avez-vous choisi la physique ?

Mon père souhaitait que je devienne ingénieur et cela ne m’enthousiasmait pas du tout. Je ne m’imaginais pas devenir ingénieur mécanicien par exemple. En revanche la physique m’a tout de suite séduit. C’était une discipline plus théorique, plus orientée vers la philosophie et pratiquée par
des personnes plus originales.

Les premières années ont été difficiles. Des matières comme connaissance des métaux ou dessin industriel me faisaient souffrir ! Les cours étaient extrêmement intenses, de 7 ou 8h le matin selon le semestre jusqu’à 18h, tous les jours, ainsi que le samedi matin. Cette approche très militaire n’était pas nécessairement la meilleure, car c’est un âge auquel nous avions besoin de plages de réflexion et de temps pour développer des projets, seuls ou en groupe. J’étais bien plus à l’aise les dernières années, qui laissaient plus de place à l’imagination et aux présentations.

Mariage avec Ileana en 1966 - Photo: DR / Metin Arditi

Après vos études à l’EPUL, vous êtes admis à Stanford en 1968 pour votre MBA, puis vous revenez en Europe et débutez votre carrière comme consultant chez McKinsey. Qu’est-ce qui vous a fait renoncer à cette voie après seulement deux ans ?

Le travail chez McKinsey était très analytique : analyse de coûts, de fonctionnements… J’aimais beaucoup cela et le contact avec les entreprises clientes a toujours été excellent et enrichissant. Mais j’ai détesté l’ambiance en interne chez McKinsey. En rejoignant le cabinet, je n’anticipais pas les séquelles qu’avaient laissées mes 11 années d’internat. Je n’ai pas supporté l’autorité, l’aspect hiérarchique et l’organisation extrêmement rigide. J’avais besoin de liberté et d’autonomie; j’étais un solitaire avant tout. J’ai quitté l’entreprise après deux ans très exactement : j’y suis arrivé le 7 juillet 1970, j’en suis parti le 7 juillet 1972,
à 27 ans.

Le manager aime être entouré de son équipe quand l’homme d’affaires est un individualiste, plutôt solitaire. J’ai compris que je me trouvais dans la seconde catégorie.

Metin Arditi

C’est dans l’immobilier que votre carrière d’homme d’affaires s’est épanouie. Qu’est-ce qui vous attirait dans ce domaine ?

À mon départ de McKinsey, je suis retourné en Californie. Mon projet était d’identifier et investir dans de jeunes entreprises à haut potentiel. Après 12 années dans les affaires, mes différentes entreprises regroupaient 150 personnes environ. Mais lorsqu’on n’aime pas recevoir d’ordres, on aime rarement en donner. C’est seulement à ce moment, à 40 ans, que j’ai compris la différence abyssale entre un manager et un homme d’affaires. Le manager aime être entouré de son équipe quand l’homme d’affaires est un individualiste, plutôt solitaire. J’ai, enfin, compris que je me trouvais dans la seconde catégorie. En 1984, j’ai donc vendu l’ensemble de mes parts dans ces entreprises.

L’immobilier correspondait à cette préférence : j’y voyais le potentiel pour réaliser des affaires d’envergure avec une équipe réduite. Tous les éléments me plaisaient : la négociation et la prise de risque comme la construction proprement dite ou la transformation d’immeubles anciens.

Comment êtes-vous venu à l’écriture ?

Vers la fin des années 80, les affaires que je faisais dans l’immobilier atteignaient des montants surréalistes. Il était essentiel à mes yeux de faire preuve de recul par rapport à cela. Je voyais autour de moi beaucoup d’acteurs du secteur avoir une haute estime d’eux-mêmes parce qu’ils brassaient beaucoup d’argent. Cela me faisait peur. Pourquoi aurais-je été moins vaniteux ? À cette époque, Les fables de La Fontaine, que je lisais chaque jour, m’ont été d’un grand secours. La Fontaine est un grand styliste français, mais sa philosophie de la sagesse, de l’humilité et de la retenue se rapproche de la philosophie orientale.

En 1992, lors d’un dîner de gala, j’ai fait la connaissance du professeur Michel Jeanneret et notre passion commune pour La Fontaine a été le fondement de notre amitié. Il m’a invité à faire une intervention lors d’un colloque sur l’auteur, qui s’est prolongée par un livre. Depuis, l’écriture ne m’a plus quitté. Une seconde rencontre a également été décisive : celle avec la philosophe Jeanne Hersch. J’ai eu la chance de la connaître durant les 10 dernières années de sa vie et j’ai pu bénéficier de sa vision et de son érudition. Je garde le souvenir de discussions lumineuses, extrêmement intenses.

Vous avez toujours jonglé entre de multiples activités. Quand trouvez-vous le temps d’écrire ?

J’écris tous les jours et je peux écrire n’importe où : dans ma chambre, dans un train, peu importe. Lors d’une interview pour la radio, on m’a un jour demandé quel était le dernier lieu où j’avais écrit : c’était dans un ascenseur ! J’écris à la main, dans de grands cahiers que j’ai toujours avec moi. Si je suis en voyage, je photographie les pages et les envoie à ma collaboratrice qui les retranscrit sur ordinateur. Plus on écrit régulièrement et plus cela devient facile, car l’esprit du livre, les ambiances, tout est encore en vous.

Ecrire, c’est chercher à décrire le cœur des hommes, une tâche qui nous échappe par essence.

Metin Arditi

L’acte d’écrire est-il un plaisir ou une douleur pour vous ?

C’est avant tout une douleur, car on a toujours le sentiment d’être en situation d’échec. Écrire, c’est chercher à décrire le cœur des hommes, une tâche qui nous échappe par essence. On tente de s’approcher d’une vérité, mais ce travail n’est jamais achevé. Il est toujours imparfait. J’ai une peur constante : celle de trahir mes personnages. Cela peut paraître idiot, dit comme ça, mais j’ai la volonté sincère d’être honnête avec eux. Cela m’oblige à réécrire mes textes jusqu’à 30 ou 50 fois, selon la page, jusqu’à ce que cela « sonne juste ». Que la description des émotions et les actes de mes personnages soient fidèles à leur réalité.

À écouter les retours qui me parviennent de mes livres, je veux croire, aussi, qu’ils apportent quelque chose, ce qui reste le cœur de l’affaire. La condition humaine ne peut exister sans la puissance du récit et la littérature occupe une place centrale dans son histoire. L’humain ne peut se construire dans le vide, il a besoin de se projeter sur quelque chose.

Metin Arditi - Photo: DR / Metin Arditi

Avez-vous une œuvre favorite dans votre bibliographie ?

Non, car d’une manière ou d’une autre, mes romans sont tous le reflet de qui je suis et racontent tous la même histoire, tous parlent de filiation, même s’ils le font de manière différente. Du Turquetto à L’homme qui peignait les âmes, tous sont personnels. À l’occasion de la sortie de mon dernier livre, Le bâtard de Nazareth, une conférence était organisée en présence du théologien Daniel Marguerat. Celui-ci m’a dit : « Au fond, Jésus, dans le roman, c’est toi. » Je le lui ai confirmé (sourire).

Y a-t-il un livre que vous n’avez pas encore publié, mais que vous rêvez d’écrire ?

J’écris beaucoup et j’ai la chance de pouvoir aborder les sujets qui me tiennent à cœur, donc ce n’est pas vraiment le cas. Mon prochain roman paraîtra en mars 2024 et je travaille à présent sur une fresque romanesque à travers Constantinople et l’Empire ottoman, qui prendra la forme d’une tétralogie. J’ai beaucoup voyagé à Istanbul dernièrement, en repérage pour ce projet, et c’est un grand plaisir. J’ai par ailleurs déjà publié trois « dictionnaires amoureux » — de la Suisse, d’Istanbul et de l’esprit français — et je viens de signer pour un quatrième : le Dictionnaire amoureux du péché !

En philanthropie, le mot d’ordre est pour moi de ne pas faire les choses à moitié et de ne choisir des projets que si je suis prêt à m’y engager pleinement.

Metin Arditi

Vous êtes également connu comme philanthrope, à travers la Fondation Arditi. Qu’est-ce qui vous a motivé à créer cette fondation et à poursuivre cet engagement pendant plusieurs décennies?

Lorsque j’ai débuté ma carrière dans les affaires, j’enseignais en parallèle à l’EPFL, mais parvenu à un certain stade, les engagements et les déplacements devenaient trop nombreux et cela n’a plus été possible. Créer une fondation était donc un moyen pour moi de conserver un lien avec le monde universitaire à travers les prix que nous remettions. C’est donc au départ une motivation parfaitement égoïste !

Un autre élément déclencheur a été une conversation avec mon neveu, qui m’a dit qu’il avait reçu son diplôme de droit, obtenu à l’Université de Genève, par la poste. Pour moi qui venais d’étudier aux États-Unis, où la cérémonie de remise de diplôme marque une étape majeure, c’était impensable. J’ai donc voulu changer cela en proposant des prix universitaires et en organisant une cérémonie digne de ce nom à l’Université de Genève. Concernant l’EPFL, nous remettions initialement des prix en mathématiques et en physique, puis j’ai rencontré le professeur Jean-Marc Lamunière et il nous a créé un prix en architecture.

Au fil du temps, la fondation a mis en place de nombreux projets qui me tiennent à cœur, comme « Les Instruments de la Paix Genève » qui finance la formation musicale d’enfants palestiniens et israéliens et soutient des conservatoires et écoles sur place, tant en Palestine qu’en Israël. En philanthropie, le mot d’ordre est pour moi de ne pas faire les choses à moitié et de ne choisir que des projets à ma portée, dans lesquels je suis prêt à m’engager pleinement.

À titre personnel, c’est à travers la Fondation Arditi que j’ai pu rencontrer Michel Jeanneret et Jeanne Hersch — j’en ai donc été le premier bénéficiaire.

Metin Arditi avec sa femme Ileana à la remise du prix Constantinople - Photo: DR / Metin Arditi

Votre lien avec l’EPFL constitue un fil rouge dans votre parcours : vous y avez été étudiant, chargé de cours, président du conseil culturel, membre du conseil stratégique… Pourquoi cet attachement alors que votre carrière s’est éloignée du monde de la science ?

Parce que je suis un grand sentimental (rires). Ce fut mon école et j’y reste très attaché. À mon époque, celle-ci ne comptait que 1000 étudiants et nous étions 17 dans ma section de physique. Je l’ai vue évoluer et se transformer, notamment sous la présidence de Patrick Aebischer. Il faut aussi féliciter Francis Waldvogel, à l’époque président du Conseil des EPF, qui a eu le culot de nommer à la tête de l’EPFL quelqu’un qui n’était pas ingénieur. À titre personnel, j’ai été profondément marqué par deux de mes professeurs en particulier, Jean-Pierre Borel et Bernard Vittoz. Ce dernier fut même mon témoin de mariage.

Avec le parcours riche et original qui est le vôtre, avez-vous un conseil pour les étudiants et jeunes diplômés de l’EPFL ?

Je ne donne pas de conseil : je déteste en recevoir et je n’aime donc pas non plus en donner. En revanche j’écris des histoires et je peux vous en raconter une, qui est authentique. Durant mes examens semestriels de quatrième année à l’EPUL, un ami de volée m’avait fait remarquer qu’un chapitre de physique du solide ne nous avait pas été enseigné, que nous risquions d’être interrogés là-dessus aux examens de diplôme, qu’il n’y avait pas de polycopié, mais qu’un livre disponible chez Payot couvrait extrêmement bien le sujet. Celui-ci coûtait 60 francs, ce qui était énorme à l’époque pour mon budget d’étudiant. Je décidai de faire l’impasse et de ne pas acheter le livre en question.

Un mois plus tard, pour m’aérer l’esprit durant les révisions, je me suis rendu au cinéma pour voir Les Professionnels de Richard Brooks. Dans le film, une femme jouée par Claudia Cardinale est enlevée, et son mari charge une bande de mercenaires menée par Burt Lancaster de la retrouver. Dans une scène, le personnage de Cardinale reproche à celui de Lancaster d’agir uniquement pour l’argent, ce à quoi il répond qu’il fait cela avant tout, car il est un professionnel. Cardinale lui demande alors ce qu’est un professionnel. Lancaster lui répond : « Un professionnel, c’est quelqu’un qui met toutes les chances de son côté. » Je suis sorti du cinéma et j’ai couru acheter le livre en question. Le sujet est tombé lors de l’examen et j’ai eu la meilleure note possible, tant à cet examen qu’au suivant, ce qui était inhabituel à l’époque. Cela s’est révélé décisif pour être admis à Stanford par la suite. Ces mots du personnage de Lancaster ne m’ont jamais quitté.

Profil
1945 Naissance à Ankara en Turquie
1952 Arrivée en Suisse, à l’internat Ecole Nouvelle de Paudex (VD)
1967 Diplôme de l’EPUL en Physique
1970 Obtient son MBA à Stanford
1972 Fonde sa société financière CODEV, devenue Financière Arditi
1988 Création de la Fondation Arditi
2004 Publie son premier roman, Victoria-Hall
2005 Nommé Membre du Conseil stratégique de l'EPFL
2011 Publie Le Turquetto, couronné de vingt-cinq prix littéraires
2012 Nommé Ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco

Auteur: Arnaud Aubelle

Source: People

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