«La collaboration EPFL-CFF est essentielle pour nourrir l'innovation»

Vincent Ducrot, directeur général des CFF © SBB CFF FFS

Vincent Ducrot, directeur général des CFF © SBB CFF FFS

Après un parcours de premier plan dans le domaine des transports, Vincent Ducrot, diplômé de l’EPFL en génie électrique, est devenu en 2020 le directeur général des CFF.

Véritable passionné d’innovation, Vincent Ducrot nous parle du futur du transport ferroviaire, des enjeux en termes de durabilité et des besoins de la société suisse en termes de formation technique.

Interview initiallement publiée dans Dimensions #9.

La mobilité, y compris ferroviaire, avait nettement diminué durant la pandémie. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Nous venons tout juste de revenir au niveau de fréquentation de 2019, avant la pandémie donc. C’est très satisfaisant car nous pensions que cela prendrait plus de temps. La nature de cette fréquentation a cependant évolué. Nous avons aujourd’hui moins de pendulaires avec le développement du télétravail ; en revanche la mobilité de loisirs, le week-end par exemple, s’est accentuée. Les clientes et les clients sont également de plus en plus nombreux à privilégier le train pour leurs déplacements à l’international – des choix clairement liés aux enjeux climatiques.

Ces évolutions peuvent-elle remettre en cause le principe des horaires cadencés par exemple ?

Les horaires cadencés, c’est-à-dire la régularité des horaires des trains chaque heure, font le succès du système ferroviaire suisse depuis longtemps. Ils offrent de la lisibilité aux usagers et facilitent les correspondances. Ce principe ne devrait pas être remis en cause. En revanche, nous souhaitons aller vers plus de flexibilité sur certains horaires précis. C’est ce que nous avons par exemple fait en renforçant l’offre depuis Genève en direction des stations de ski le week-end, et nous devons continuer dans ce sens.

L’un des succès de la mobilité ferroviaire tient dans sa dimension plus écologique que d’autres formes de mobilité. Comment renforcer cet aspect à l’avenir ?

Il est clair que par sa consommation plus faible en CO2 ainsi que sa capacité à transporter un grand nombre de personnes dans une superficie réduite, le train a beaucoup d’arguments à faire valoir en termes de durabilité. Par ailleurs, l’électricité utilisée par les trains des CFF est à 90% verte et nous travaillons pour qu’elle le devienne à 100%. Nous travaillons également avec nos fournisseurs afin que les trains que nous achetons soient autant que possible fabriqués avec du matériel recyclé. Le matériel ferroviaire et le ballast sont eux aussi recyclés autant que faire se peut. La prochaine étape est de travailler sur le recyclage du béton, qui demeure un défi.

L’objectif est d’assurer à moyen terme l’autonomie complète des CFF d’un point de vue énergétique

Vincent Ducrot

Vous parliez de l’énergie verte utilisée par les CFF, issue notamment de l’hydraulique. Malgré cette forme d’autonomie, êtes-vous touchés par la crise énergétique actuelle ?

En effet, les CFF possèdent trois barrages exploités par neuf centrales électriques, et même son propre réseau de distribution. Nous restons dépendants pour 10% d’énergie nucléaire dont nous avons besoin l’hiver, lorsque la consommation est supérieure, et sommes donc impactés par la crise pour cette partie. En 2022, nous avons également été touchés par la sécheresse et avons été contraints pour la première fois depuis très longtemps d’acheter de l’énergie l’été. L’eau de nos barrages ne provient presque pas des glaciers aussi sommes-nous relativement épargnés par la fonte des glaces, mais l’absence de précipitations est plus problématique. L’objectif est d’assurer à moyen terme l’autonomie complète des CFF d’un point de vue énergétique, en continuant à développer l’hydraulique, mais aussi en travaillant sur l’énergie solaire photovoltaïque.

Vincent Ducrot © SBB CFF FFS

Vous avez l’image de quelqu’un tourné vers l’innovation. Quelles sont les avancées dont vous êtes le plus fier depuis votre arrivée à la tête des CFF ?

L’innovation est absolument essentielle pour nous et nous avons un large portefeuille de projets et de collaborations avec différents partenaires. Nous travaillons énormément sur la digitalisation et investissons par exemple beaucoup afin d’avoir un logiciel d’exploitation unique, depuis l’horaire défini jusqu’à l’aiguillage, plutôt qu’une série de logiciels communiquant entre eux comme aujourd’hui. Cet élément est invisible du grand public mais en interne, c’est un changement qui fait rêver beaucoup de nos collègues ! Dans les aspects plus visibles des usagers, je pense à nos processus de vente qui ne cessent d’évoluer et de s’améliorer, que ce soit sur notre site ou via l’application.

Nous travaillons également beaucoup sur les matériaux. Nous avons par exemple réalisé avec un partenaire industriel une colle biodégradable pour le ballast. Nous menons aussi avec l’EPFL un projet d’amélioration du système de fixation des rails baptisé RailPad (voir encadré).

L’EPFL a brillé lors des compétitions Hyperloop ces dernières années. Quel est votre regard sur ce type d’innovations ?

Poursuivre la recherche sur ce type de projets est absolument essentiel et nous apportons notre collaboration et notre savoir à un certains nombres d’initiatives dans le domaine. Pour qu’un projet comme celui-ci puisse voir le jour, il existe de grands défis technologiques et en termes d’infrastructure – la construction de tunnels répondant aux normes, notamment. On constate par ailleurs que ces systèmes consomment une énergie phénoménale, comme c’était le cas pour Swissmetro à l’époque. D’autres innovations très visibles du grand public, comme les trains autonomes par exemple, prendront, elles aussi, du temps avant d’arriver car nous évoluons dans un environnement ouvert – contrairement au métro qui est souvent dans des tunnels, par exemple.

Ces projets constituent des solutions possibles pour la mobilité à long terme. Actuellement, nous sommes avant tout concentrés sur un futur plus proche, en accord avec le programme Mobilité et territoire 2050 et l’Office fédéral des transports.

Les Romands observent avec circonspection les rebondissements liés au chantier de la gare de Lausanne. Quelles sont les nouvelles ?

Initialement, il y a eu un premier retard dû à des oppositions au projet qui sont allées au Tribunal fédéral. Cette phase a pu être levée en 2019. Aujourd’hui, les retards sont liés à deux raisons principales. La première est liée à la statique des structures prévues sous les quais et sous la place de la gare, que nous sommes en train de retravailler avec différents experts. La seconde est liée aux flux de personnes. Nous nous sommes rendus compte qu’avec les projections liées aux prochaines années, nous serions rapidement arrivés de nouveau à saturation car les quais prévus étaient trop étroits. Il est fâcheux que le chantier prenne autant de temps, mais il est plus sage de prendre le temps de bien faire les choses afin d’éviter un nouveau chantier quelques années seulement après la livraison.

Par ailleurs, les CFF s’attachent à mener les travaux tout en continuant à garantir l’exploitation de la gare, les trains en service et l’accès aux clientes et clients, ce qui rend de fait nos chantiers plus lents. Cela n’est pas spécifique à la gare de Lausanne, c’est aussi le cas à Berne par exemple – ce type de chantier dure souvent de dix à quinze ans.

Les métiers nouveaux présentent beaucoup d’attrait pour les jeunes étudiantes et étudiants, et cela se fait en partie au détriment de compétences en ingénierie plus classique.

Vincent Ducrot

Fin 2022, vous disiez les CFF confrontés à une pénurie d’ingénieurs. Comment l’expliquez-vous et quels sont les profils dont l’entreprise a besoin et aura besoin dans le futur?

En effet, nous sommes confrontés à un manque de ressources en termes d’ingénieurs en informatique. Nous ne sommes pas les seuls, c’est le cas de beaucoup d’employeurs. Nous faisons également face à une pénurie d’ingénieurs en génie civil et en électricité. La Suisse va devoir dans les prochaines années refaire une partie de ses réseaux – réseau routier ou réseau d’eau, par exemple – et cela pourrait être problématique. De manière générale, on constate que les métiers nouveaux présentent beaucoup d’attrait pour les jeunes étudiantes et étudiants, et cela se fait en partie au détriment de ces compétences en ingénierie plus classique. J’ai régulièrement des échanges avec les hautes écoles suisses à ce sujet, en particulier l’EPFL et l’ETHZ, mais aussi avec le monde politique. Les CFF sont d’ailleurs ouverts à participer au financement de certaines de ces formations.

Vous collaborez sur différents projets avec l’EPFL et avez mis en place une cellule d’innovation sur le campus. En quoi ces liens avec l’Ecole sont-ils importants pour les CFF ?

La collaboration entre l’EPFL et les CFF est essentielle pour nourrir l’innovation. Nous sommes l’une des plus grandes entreprises du pays et avons des besoins techniques hors normes, il est donc normal que nous ayons une collaboration très riche. Au-delà des projets d’innovation, nous avons également un fonds qui nous permet de financer différents projets de recherche à travers un système de bourses, dans des domaines tant scientifiques que techniques ou même économiques.

Comment êtes-vous arrivé dans le domaine des transports ?

J’y suis arrivé tout à fait par hasard ! J’ai réalisé mes études à l’EPFL en génie électrique, mais avec un fort penchant pour l’informatique. Après avoir débuté dans un bureau d’ingénieur et dans l’industrie, j’ai rejoint James Martin Associates, un important cabinet de conseil à l’époque, en tant que consultant en informatique. L’un de mes mandats était aux CFF et c’est dans ce cadre que j’ai été approché pour rejoindre l’entreprise.

Dévoilement des locomotives anniversaire à l’occasion des 175 ans des chemins de fer suisses. © SBB CFF FFS

Quels souvenirs gardez-vous de vos années d’études et du campus ?

J’ai connu les tout débuts du campus d’Ecublens. La plupart de mes cours, en particulier les plus techniques comme ceux d’électricité, avaient encore lieu à l’avenue de Cour à Lausanne. Nous venions pour les cours plus généraux sur ce qui constituait alors les prémices du campus d’Ecublens. Je garde des souvenirs forts de mes débuts à l’EPFL, avec les cours de mathématiques spéciales notamment. Nous faisions de la géométrie descriptive à l’encre – les choses ont bien changé depuis.

J’ai gardé de nombreux contacts du temps de mes études, qu’il s’agisse de camarades de classe ou d’enseignants comme les professeurs Daniel Mange ou Marcel Jufer, que j’ai recroisés plus tard dans le monde des transports. Je reviens moi-même régulièrement sur le campus et toujours avec plaisir.

Aujourd’hui, dans mon poste actuel, il est clair que ma formation d’ingénieur m’est toujours utile. Elle m’a apporté une capacité à comprendre les problèmes, en réduire la complexité et élaborer les solutions possibles ainsi que leurs alternatives.

Quel message souhaitez-vous passer à la nouvelle génération d’étudiantes et étudiants?

De ne pas hésiter à s’engager pour leurs passions et de continuer à se former tout au long de leur carrière.

À propos de Vincent Ducrot

1962 | Naissance à Châtel-Saint-Denis (FR)
1987 | Diplôme EPFL en Génie électrique et électronique
1993 | Rejoint les CFF en tant que responsable de la division produits logiciels
1999 | Devient directeur du domaine Grandes lignes du trafic des CFF
2011 | Nommé directeur général des Transports publics fribourgeois
2020 | Nommé Directeur général des CFF

L’EPFL et les CFF, une étroite collaboration depuis plus de sept ans

Depuis 2015, les CFF collaborent étroitement avec l’EPFL, à travers son Centre des Transports et sa Vice-Présidence pour l’innovation, sur de nombreux projets ayant trait à des domaines technologiques et scientifiques aussi variés que l’élaboration de matériaux innovants, les mathématiques, l’ingénierie ou encore le domaine du construit.

En 2019, l’Office Fédéral de l’Environnement mandatait ainsi un consortium d’institutions, parmi lesquelles les CFF et l’EPFL, afin de trouver une solution pour atténuer le bruit produit par la vibration des rails. Le projet, baptisé RailPad et coordonné du côté de l’EPFL par le laboratoire de Holger Frauenrath, consiste à améliorer la semelle sous le rail, qui fait partie du système de fixation. Une solution permettant de ne pas ajouter de coûteux nouveaux composants à la voie et qui est actuellement en test avant un potentiel déploiement.

Autre projet : celui mené à partir de 2019 par le Computer Vision Laboratory de l’EPFL, permettant grâce à l’intelligence visuelle de créer des « digital twins » des infrastructures CFF – c’est-à-dire leurs reproductions digitales. L’avantage ? Utiliser l’analyse prédictive pour mieux anticiper les éléments nécessitant une maintenance. L’analyse d’images anonymisées des flux de personnes dans les gares permet pour sa part d’en optimiser la conception ainsi que les choix d’emplacements des points d’informations et des commerces.

Plus récemment, un projet lié à l’optimisation des horaires a été lancé. Les horaires cadencés des trains présentent de nombreux avantages mais résultent en des taux de remplissages parfois faibles aux heures creuses, consommant de l’énergie et usant les rails pour une faible utilisation. L’analyse d’ajustements possibles implique plusieurs professeurs de l’EPFL en mathématiques.

Cette collaboration fructueuse se manifeste également sur le campus, avec la présence depuis 2019 d’une cellule d’innovation des CFF à l’Innovation Park de l’EPFL.


Auteur: Arnaud Aubelle

Source: People