L'informatique basée sur les magnons: un changement de paradigme?

Grâce à une avancée dans le domaine de la magnonique, des scientifiques de l’EPFL ont envoyé et stocké des données en utilisant des ondes magnétiques sans charge, plutôt que les flux d’électrons classiques. Cette découverte pourrait résoudre le dilemme des technologies informatiques énergivores à l’ère du big data.

Tout comme l’électronique ou la photonique, la magnonique est un sous-domaine de l’ingénierie qui vise à faire progresser les technologies de l’information en matière de vitesse, d’architecture des dispositifs et de consommation d’énergie. Un magnon correspond à la quantité spécifique d’énergie nécessaire pour modifier la magnétisation d’un matériau au moyen d’une excitation collective appelée onde de spin (visualisé ci-dessus).

Du fait de leur interaction avec les champs magnétiques, les magnons peuvent servir à coder et transporter des données sans flux d’électrons, qui impliquent une perte d’énergie par échauffement (appelé échauffement Joule) du conducteur utilisé. Comme l’explique Dirk Grundler, responsable du Laboratoire des matériaux magnétiques nanostructurés et magnoniques (LMGN) de la Faculté des sciences et techniques de l’ingénieur, les pertes d’énergie représentent un obstacle de plus en plus significatif pour l’électronique avec l’augmentation du débit des données et des exigences de stockage.

«Avec l’avènement de l’IA, le recours aux technologies informatiques a tellement augmenté que la consommation d’énergie menace leur développement, affirme Dirk Grundler. L’architecture informatique classique, qui sépare les processeurs et la mémoire, représente un problème majeur. Les conversions de signaux nécessaires pour transférer les données entre les différents composants ralentissent les calculs et gaspillent de l’énergie.»

Cette inefficacité, connue sous le nom de mur mémoire ou de goulot d’étranglement de von Neumann, a poussé les scientifiques à trouver de nouvelles architectures informatiques capables de mieux répondre aux exigences du big data. Aujourd’hui, Dirk Grundler pense que son laboratoire a peut-être fait une grande découverte.

Alors qu’il effectuait d’autres expériences sur une plaquette commerciale d’isolant ferrimagnétique, le grenat de fer et d’yttrium (YIG), dont la surface est recouverte de bandes nanomagnétiques, Korbinian Baumgaertl, doctorant au LMGN, a eu l’idée de développer des dispositifs à nano-aimant YIG conçus avec précision. Avec le soutien du Centre de MicroNanoTechnologie, Korbinian Baumgaertl est parvenu à exciter des ondes de spin dans l’YIG à des fréquences gigahertz spécifiques à l’aide de signaux radiofréquences et, surtout, à inverser la magnétisation des nano-aimants de surface.

«Les deux orientations possibles de ces nano-aimants représentent les états magnétiques 0 et 1, ce qui permet d’encoder et de stocker des informations numériques», explique Dirk Grundler.

Dispositif expérimental illustrant la plaquette YIG avec des bandes nanomagnétiques © LMGN EPFL

Vers l’informatique en mémoire

Les scientifiques ont fait leur découverte à l’aide d’un analyseur de réseau vectoriel classique, qui a envoyé une onde de spin à travers le dispositif à nano-aimant YIG. L’inversion du nano-aimant n’a lieu que lorsque l’onde de spin atteint une certaine amplitude et peut alors être utilisée pour écrire et lire des données.

«Nous pouvons désormais montrer que les ondes que nous utilisons pour le traitement des données peuvent être utilisées pour modifier les nanostructures magnétiques. Ainsi, nous disposons d’un stockage magnétique non volatile dans le même système», explique Dirk Grundler, qui précise que le terme «non volatile» fait référence au stockage stable de données sur de longues périodes sans consommation d’énergie supplémentaire.

C’est cette capacité à traiter et à stocker les données au même endroit qui donne à cette technique le potentiel de changer le paradigme actuel de l’architecture informatique en mettant fin à la séparation énergivore des processeurs et du stockage de la mémoire et en réalisant ce que l’on appelle l’informatique en mémoire.

Optimisation à l’horizon

Korbinian Baumgaertl et Dirk Grundler ont publié ces résultats révolutionnaires dans la revue Nature Communications, et l’équipe du LMGN travaille déjà à l’optimisation de leur approche.

«Maintenant que nous avons montré que les ondes de spin peuvent écrire des données en faisant passer les nano-aimants de l’état 0 à l’état 1, nous devons travailler sur un processus permettant de les faire repasser de l’état 1 à l’état 0. C’est ce que l’on appelle la commutation», déclare Dirk Grundler.

Il note également qu’en théorie, l’approche magnonique pourrait traiter des données dans la gamme des térahertz du spectre électromagnétique (à titre de comparaison, les ordinateurs actuels fonctionnent dans la gamme plus lente des gigahertz). Cependant, ils doivent encore le démontrer de façon expérimentale.

«Cette technologie laisse augurer une grande promesse, celle d’une informatique plus durable. Grâce à cette publication, nous espérons renforcer l’intérêt pour le calcul basé sur les ondes et attirer davantage de jeunes scientifiques dans le domaine en plein essor de la magnonique.»

Financement

La recherche a été soutenue par le FNS via la subvention n 163016.

Références

Image: Onde de spin visualisée par S. Watanabe et M. Hamdi avec Mayavi (P. Ramachandran & G. Varoquaux, Computing in Science & Engineering 13, 40 (2011))

Baumgaertl, K., Grundler, D. Reversal of nanomagnets by propagating magnons in ferrimagnetic yttrium iron garnet enabling nonvolatile magnon memory. Nat Commun 14, 1490 (2023). https://doi.org/10.1038/s41467-023-37078-8


Auteur: Celia Luterbacher

Source: EPFL