L'EPFL fête 15 ans de «sociologie polytechnique»
Depuis 15 ans, le Laboratoire de sociologie urbaine attire l’attention des étudiants et chercheurs de l’EPFL sur la pertinence des sciences sociales en ingénierie et en architecture. Interview de son directeur, Vincent Kaufmann.
Le Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) de l’EPFL développe des sujets de recherches innovants depuis 15 ans au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). Pour son directeur, Vincent Kaufmann, la pertinence d’intégrer une approche sociologique à l’EPFL a fait ses preuves. Bilan.
Quelle était l’ambition du Laboratoire de sociologie urbaine lors de sa création en 2003?
Nous avons souhaité partir de la définition de la sociologie urbaine telle qu’elle a été formulée par l’Ecole de Chicago dans les années 1920: étudier «l’homme doué de locomotion». Ce précepte nous a servi de point de départ pour développer une sociologie en dialogue avec l’ingénierie et l’architecture. Au fil du temps, avec la contribution de Luca Pattaroni et d’Yves Pedrazzini, maîtres d’enseignement et de recherches au LaSUR, a émergé une nouvelle discipline: la «sociologie polytechnique». A la différence de la sociologie classique, cette discipline ne craint pas d’utiliser des méthodologies propres à l’ingénierie, comme la modélisation, ou propres à l’architecture, telle que la maîtrise d’usage, qui met les besoins de l’usager au centre des réflexions pour mieux comprendre, par exemple, ce qu’il faut à un quartier pour fonctionner.
A quoi servent les sciences sociales dans une école polytechnique?
L'ingénierie est une science humaine, fondamentalement, elle n'existe pas en soi, hors de la société. Les sciences sociales, dans une école d’ingénieurs, servent à replacer l'humain au cœur du développement technologique. L'environnement construit, qu'il soit pensé par l'ingénieur ou l'architecte, est rarement reçu par les destinataires comme il a été conçu puis «fabriqué» par ses concepteurs. Les humains ont en effet de très grandes capacités de détournement et de critique. La question qui est celle de notre sociologie polytechnique est de savoir comment en faire usage, avec eux, pour bâtir des villes plus habitables, à la fois justes et respectueuses des différences.
Est-ce facile d’enseigner la sociologie aux ingénieurs?
A mon arrivée, j’ai dû apprendre à vider mon langage du jargon académique propre à la sociologie afin de me faire comprendre. Cela m’a demandé un effort! J’ai toutefois réalisé que ce jargon n’était pas si important et que l'on pouvait très bien expliquer certaines choses plus simplement. En échange, j’ai appris à utiliser les concepts de l’architecture et de l’ingénierie et me suis appuyé sur eux dans mon enseignement. Aujourd’hui, nous remarquons dans le cadre des programmes de cours interdisciplinaires de l’ENAC, qui réunissent les étudiants en architecture et les ingénieurs, que la sociologie sert de liant entre ces disciplines.
Quel bilan tirez-vous des quinze années de recherche du LaSURà l’EPFL?
Les sciences sociales sont un facteur d’innovation en matière de recherche à l’EPFL. Nous avons accumulé quelque 600 publications, parues dans des revues d’ingénierie, d’architecture et de sociologie. Certaines d’entre elles sont devenues des références, notamment la notion de «motilité». La re-conceptualisation des modes de vie, développée avec Luca Pattaroni, a de son côté permis de démontrer qu’un individu n’était pas uniquement influencé par des critères socio-économiques mais aussi par l’espace construit qui l’entoure. Une ancienne doctorante a créé son propre cabinet de consulting à partir de cette découverte. Des collègues architectes ont aussi intégré nos recherches à leur pratique. C’est par exemple le cas d’Inès Lamunière et d’Emmanuel Rey. Le Centre de Transport, que nous avons cofondé en 2009 avec Michel Bierlaire et avec l’aide de Michaël Thémans, se porte très bien. Les sciences sociales y sont entièrement dédiées à la recherche sur la mobilité du futur. Des industriels tels que Toyota, Renault, EDF ou encore la SNCF font partie de nos partenaires de recherche. Notre plus grande fierté est toutefois de voir d’anciens doctorants du laboratoire décrocher des postes de professeurs dans des universités du monde entier.
Est-ce courant pour une école polytechnique d’intégrer une approche sociologique à son enseignement et à sa recherche?
Ce n’est pas très répandu. Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), 10% des fonds de recherche relèvent du domaine des sciences sociales, ce qui est très important. Ce domaine jouit également d’une belle représentation à l’Université de Berkeley. Quelques cas sont aussi présents en Grande-Bretagne. Mais l’EPFL est assez unique en Europe et cela commence à se savoir. Depuis quelques années, nous accueillons régulièrement des chercheurs intéressés à connaître notre approche en échange académique. En 2017, à son entrée en fonction, la ministre française des Transport, Élisabeth Borne, nous a invité à présenter les résultats de nos travaux de recherche. Et notre laboratoire a été invité en décembre à présenter son approche à l'Université Tongji qui souhaite ouvrir un laboratoire similaire à Shanghai.
Quelles thématiques vont émerger au sein de votre laboratoire ces prochaines années?
Trois nouveaux sujets de recherches sont en cours. Le premier vise à donner aux architectes des outils pour favoriser des modes de vie peu consommateurs en énergie. Ces outils doivent aider les architectes dans la phase de planification. Le deuxième vise à étudier «les rythmes urbains». Cette étude est liée à l’ingénierie des transports. Elle doit permettre de comprendre pourquoi le monde s’est accéléré depuis les années 1980 et comment apaiser ces rythmes. Le troisième thème, un peu plus sociologique, est l’étude des différentes formes d’hospitalité urbaine en Suisse. Des expatriés aux réfugiés, en passant par les frontaliers. Cette troisième thématique est soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS).
La sociologie à l’EPFL
- 1969: Création de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
- 1971: Nomination d’un premier professeur de sociologie à l’EPFL, rattaché à l’Institut d’architecture et création de l’Institut de recherche sur l’environnement construit (IREC). L’IREC réunit des politologues, économistes, urbanistes, géographes, architectes et sociologues. L’IREC est dissout et devient en 2001 l’Institut INTER.
- 2001: Création de l’Institut INTER, rattaché à la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). L’Institut réunit ingénieurs en génie civil et génie rural, architectes et sociologues. Dissolution de l’Institut INTER en 2014.
- 2003: Création du Laboratoire de sociologie urbaine (LaSUR) rattaché à l’Institut d’architecture de l’ENAC et dirigé par Vincent Kaufmann.
- 2004: Création du Laboratoire Chôros, rattaché à l’Institut d’architecture de l’ENAC. Dirigé par Jacques Lévy, le Chôros réunit des recherches en géographie, sociologie, urbanisme et architecture. Le laboratoire ferme en 2017 et renaît sous une autre forme en France.
- 2009: Les professeurs Vincent Kaufmann, Michel Bierlaire et Michaël Thémans créent le Centre de Transports (TraCE), rattaché initialement à l’Institut de génie civil de l’ENAC, puis, à la Vice-présidence pour l’innovation (VPI) de l’EPFL. Le Centre vise à aborder les questions de mobilité de manière pluridisciplinaire, notamment sociologique.
- 2015: Création du Laboratoire de relations humaines-environnementales dans les systèmes urbains (HERUS), dirigé par la professeure Claudia R. Binder au sein de l’Institut d’ingénierie de l’environnement de l’ENAC. Le Laboratoire HERUS intègre, entre autres, une approche sociologique dans ses recherches interdisciplinaires.
- 2016: Création du Centre de recherche Habitat, dirigé par la professeure Paola Viganò, au sein de l'Institut d'architecture de l'ENAC. Ce Centre pluridisplinaire réunit des architectes, urbanistes, ingénieurs civils et en environnement, écologistes urbains et sociologues.
- 2017: Financement du Centre de recherche Habitat.