L'écho médiatique a motivé de nouvelles expéditions au col de Dyatlov

Johan Gaume et Alexander Puzrin à Davos lors de mesures de terrain, 26.01.2021. ©Jamani Caillet/EPFL

Johan Gaume et Alexander Puzrin à Davos lors de mesures de terrain, 26.01.2021. ©Jamani Caillet/EPFL

Une recherche menée en 2021 par Johan Gaume de l’EPFL et Alexander Puzrin de l’ETH Zurich a tenté d’expliquer le sort funeste d’une expédition de montagne au col de Dyatlov. Son fort impact médiatique a changé la vie des chercheurs et les a motivés à effectuer trois nouvelles campagnes de mesures sur le terrain – qui confirment l’hypothèse d’une avalanche.

C’est un mystère dont les retentissements continuent à secouer la communauté scientifique et à diviser l’opinion publique. Union soviétique, janvier 1959: un groupe de dix étudiantes et étudiants de l'Institut polytechnique de l'Oural dirigé par Igor Dyatlov, 23 ans, part pour une expédition de 14 jours vers la montagne d'Otorten, à l’ouest de la Sibérie. L’expédition, qui se déroule dans des conditions météorologiques extrêmement difficiles, connaîtra une fin tragique puisque les alpinistes sont retrouvés morts après plusieurs jours. Les crânes fracturés et les corps meurtris des victimes déclenchent des théories toutes plus folles les unes que les autres quant aux circonstances de leur mort: des expériences militaires secrètes, le KGB ou encore une attaque du Yéti. D’autant plus que les autorités soviétiques classent rapidement l’affaire en invoquant une «force irrésistible» de la nature. Seul un des membres de l’expédition, revenu le lendemain du départ en raison de son état physique, sera épargné.

La dernière photo prise du groupe d'étudiantes et étudiants menés par Igor Dyatlov. © Avec l'aimable autorisation de la Fondation du Mémorial de Dyatlov

Soixante ans plus tard, le mystère du col Dyatlov - nommé ainsi suite à la tragédie - refait surface entre New York et Lausanne. Une journaliste américaine contacte Johan Gaume, directeur du Laboratoire de Simulation de la Neige et des Avalanches (SLAB) de l’EPFL, au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit, pour l’aider à comprendre ce qui a bien pu se passer lors de l’expédition.

Johan Gaume contacte à son tour Alexander Puzrin, professeur et titulaire de la chaire d'ingénierie géotechnique à l’ETH Zurich, pour entreprendre ces recherches. Ils publient les résultats de leur travail en janvier 2021 dans Communications Earth & Environment, un nouveau journal du groupe Nature. Leur modèle théorique indique qu’une avalanche de plaque localisée d’un type rare a pu blesser les alpinistes et mener indirectement à leur mort. Une vision rationnelle qui se heurte au folklore de la communauté du Dyatlov et déclenche de nombreuses critiques.

Après des hauts et des bas intenses liés notamment aux doutes suscités par leurs travaux, leur théorie est admise par la communauté scientifique russe depuis la réouverture de l’enquête par les autorités locales en 2019. Une reconnaissance qui signifie énormément pour les deux chercheurs. Non pas pour résoudre le mystère de cette tragique expédition, dont le déroulé exact des événements restera à jamais inexplicable, mais pour valider la pertinence, la fiabilité et la capacité de la science à comprendre et prédire les phénomènes naturels.

Leurs recherches et les réactions qu’elles ont suscitées ont donné lieu à un suivi publié aujourd’hui dans Communications Earth & Environment. Ce dernier évoque cette fois les aspects humains de leur travail et l’incroyable impact qu’il a engendré, tout en validant certaines hypothèses de leur modèle, sur la base de trois nouvelles campagnes de mesures effectuées là où le drame s’est produit. Alexander Puzrin et Johan Gaume, également affilié à l'Institut WSL pour l'étude de la neige et des avalanches SLF, reviennent sur cette folle exposition médiatique et sur ce que cette expérience a changé dans leur vie. Interview.

Des journalistes du New York Times, du National Geographic ou encore de Wired vous appelaient chaque jour suite à votre première publication. Comment avez-vous vécu ce moment d’extrême sollicitation?
Alexander Puzrin : Au début j’ai ressenti une certaine euphorie. L’engouement médiatique provoqué par notre publication était impressionnant. Et gratifiant en même temps. Au bout d’un moment, je dois avouer que les sollicitations à répétition devenaient de plus en plus éprouvantes. Nous étions en pleine période de confinement en raison du covid, avec mon épouse et mon fils de quatre ans à la maison, et mon téléphone sonnait sans relâche. Ça a fini par devenir trop.
Johan Gaume : J’ai vécu cela de la même manière. Les sollicitations devenaient tellement intenses que nous avons dû nous résoudre à dire stop. On nous appelait parfois en pleine nuit en raison du décalage horaire avec certains journalistes. Ces prises de contact concernaient également de nombreuses critiques de notre théorie qui, à la longue, devenaient pesantes.

Des journaux de type tabloïds contestaient plusieurs aspects de notre approche, dont les hypothèses que nous avions formulées.

Alexander Puzrin, Professeur et titulaire de la Chaire d'ingénierie géotechnique à l’ETH Zurich

En quoi consistaient ces critiques? Et de qui provenaient-elles principalement?
Alexander Puzrin : Suite à la première publication et à l’engouement médiatique qui a suivi, la nouvelle a bien sûr été reprise dans les médias russes. Plusieurs journaux, de type tabloïds, contestaient plusieurs aspects de notre approche, dont les hypothèses que nous avions formulées. On nous disait par exemple qu’il n’y avait pas beaucoup de neige dans cette région ou encore que les vents ne pouvaient pas transporter ni déplacer de masses neigeuses. En gros, notre modèle était remis en question même sur des points aussi fondamentaux.
Johan Gaume : Et concernant notre théorie, nous étions critiqués sur deux éléments clés, le degré d’inclinaison de la pente et la possibilité que des avalanches puissent s’y déclencher. Les gens de la région affirmaient fermement ne jamais en avoir vues dans ce col. Ces critiques émanaient principalement des proches et des complotistes. En tant que chercheurs, nous ressentions en fait que de nombreuses personnes préféraient ne pas adhérer à notre approche scientifique pour maintenir le mystère quant à la fin tragique de cette expédition.

Pourquoi selon vous?
Johan Gaume : Pour les proches des victimes, la théorie de l'avalanche est difficile à accepter car elle suggère que ces randonneuses et randonneurs chevronnés sont en quelque sorte responsables de leur propre mort. En tant que skieur de fond et passionné de sports d'hiver, je suis particulièrement sensible à cette question. J'ai toujours pris soin d'expliquer que les skieurs expérimentés ne sont pas à l'abri du risque d'avalanche, précisément parce qu'ils sont capables - et parfois désireux - de repousser leurs limites. Un débutant qui descend une piste balisée dans une station de ski n'a pratiquement aucune chance de provoquer une avalanche. Mais une skieuse ou un skieur hors-piste chevronné, malgré toute son habileté et son expérience, est vulnérable à la menace d'avalanches. Dans le cas de Dyatlov, le groupe a dû évaluer la probabilité d'une avalanche sur la base des informations dont il disposait à ce moment-là et de la surface de la neige. Lorsqu'ils ont planté leur tente, la possibilité d'une avalanche était impossible à discerner. Il est également important de rappeler que les autorités soviétiques n'ont pas avancé d'explication plausible à l'époque. Elles ont ouvert une enquête peu après la tragédie, pour la refermer très rapidement, concluant qu'une «force irrésistible» de la nature avait causé la mort des randonneurs. Ceci a permis l'émergence de théories du complot. Et je suppose que certaines personnes n'ont pas apprécié que l'explication la plus crédible scientifiquement soit avancée par un groupe de chercheurs étrangers

Pour les proches des victimes, la théorie de l'avalanche est difficile à accepter car elle suggère que ces randonneuses et randonneurs chevronnés sont en quelque sorte responsables de leur propre mort.

Johan Gaume, directeur du Laboratoire de Simulation de la Neige et des Avalanches de l’EPFL

Les traces (en haut à gauche) d'une possible avalanche de plaque filmée par Matteo Born le 30 mars 2021 au col de Dyatlov.

Vous avez aidé à organiser trois nouvelles expéditions au col de Dyatlov. Quels étaient vos objectifs et qu'avez-vous trouvé?
Johan Gaume : Les deux premières expéditions ont été réalisées pour un documentaire de Matteo Born qui était en cours de tournage. L'une d'entre elles a eu lieu durant l'été 2021, où nous avons utilisé des drones pour mesurer l'angle de la pente dans la zone située au-dessus de l'endroit où le groupe avait planté sa tente. Nous avons constaté que cet angle était supérieur à 30 degrés, ce qui signifie qu'un déclenchement d'avalanche était possible. Une autre expédition a eu lieu cet hiver et a révélé les traces d'une possible avalanche sur une pente voisine. Nous n’étions toutefois pas tout à fait sûrs du type d'instabilité observé, car nous n'avions que des images vidéo prises de loin.
Alexander Puzrin : C’est pourquoi nous avons décidé de mener une troisième expédition en janvier 2022 afin d'étudier la pente plus en profondeur. Nos objectifs étaient d'effectuer un autre relevé par drone, de générer des profils de neige, de réaliser des tests de stabilité et de mener d'autres recherches, mais les conditions météorologiques étaient si difficiles - en fait, similaires à celles rencontrées par le groupe Dyatlov le dernier jour - que nous n'avons pas pu réaliser de tests. Mais les deux chefs d'expédition, Oleg Demyanenko et Dmitriy Borisov, ont obtenu quelque chose de bien plus précieux que n'importe quel résultat de test: ils ont filmé les preuves de deux récentes avalanches de plaques de neige. Cela a finalement confirmé que des avalanches se produisent effectivement au col de Dyatlov.

À aucun moment nous n’avons poursuivi ces recherches avec la prétention de pouvoir clore cette affaire une fois pour toutes.

Alexander Puzrin, Professeur et titulaire de la Chaire d'ingénierie géotechnique à l’ETH Zurich

En tant que chercheurs, comment avez-vous vécu cette confrontation entre science et mystère, entre rationalité et folklore?
Alexander Puzrin : À aucun moment nous n’avons poursuivi ces recherches avec la prétention de pouvoir clore cette affaire une fois pour toutes. En tant que scientifiques, notre but premier a toujours consisté à élaborer des modèles permettant de décrire, comprendre et prédire les phénomènes naturels. C’est un travail laborieux, qui implique de multiples erreurs avant de parvenir à des résultats fiables. Et j’y consacre ma vie depuis plus de 30 ans avec passion. Dans l’affaire du Dyatlov, nous sommes passés à plusieurs reprises par des moments d’euphorie suivis de périodes de doute. Notre théorie semblait solide avant d’être remise en question, et ainsi de suite. Finalement, le fait que la communauté scientifique russe et que les dernières expéditions menées sur le terrain valident nos hypothèses signifie énormément pour moi. Non pas pour pouvoir affirmer exactement comment se sont déroulés les événements il y a plus de 60 ans, car nous ne saurons jamais avec une certitude absolue ce qui est arrivé aux membres de cette expédition, mais pour pouvoir continuer à croire en la science. Pour moi, tout l’enjeu de cette expérience réside dans la sauvegarde de la démarche scientifique, de son intérêt et de sa fiabilité pour décrypter les phénomènes naturels.

Des instabilités liées à une avalanche de plaque filmées par le guide de montagne Dmitriy Borisov, le 29 janvier 2022 au col de Dyatlov.

Quand le réalisateur d’un documentaire devient les yeux des scientifiques
Les travaux de recherche d’Alexander Puzrin et Johan Gaume comportent une particularité importante puisque leur avancée est en grande partie due au travail journalistique de Matteo Born, réalisateur du film Il mistero Dyatlov. Diffusé par la Radio Télévision Suisse Italienne RSI, le documentaire est actuellement adapté en français par la RTS pour une parution prévue après l’été. La thèse de l’avalanche avancée par les deux chercheurs a en effet pu être validée en partie grâce aux images ramenées par le cinéaste.
Matteo Born. © DR
«Lors de mon premier voyage au col Dyatlov, j’ai filmé ce qui semble être les restes d’une avalanche de loin, sans même m’en rendre compte», explique Matteo Born. Un phénomène jusque-là considéré comme impossible par les habitants de la région. «Ce qui s’explique notamment à cause des conditions météorologiques dans lesquelles se produisent les avalanches là-bas. Le mauvais temps empêche de les observer. Et le vent recouvre rapidement leurs traces une fois qu’elles se sont produites.»
Durant son reportage, le réalisateur a également joué un rôle central dans la recherche en effectuant un survol du massif montagneux à l’aide d’un drone paramétré au préalable par les scientifiques restés en Suisse en raison de la pandémie de Covid-19. L’opération a ainsi permis de réaliser la première modélisation 3D du col Dyatlov. Une étape essentielle dans la progression des travaux de Johan Gaume et Alexander Puzrin qui leur a entre autres permis de déterminer le degré d’inclinaison de la pente dans la zone où a été retrouvée la tente des alpinistes, validant la possibilité que des avalanches peuvent s’y déclencher. Une dernière expédition organisée par les auteurs en janvier 2022 a à nouveau révélé les traces de deux avalanches de plaque dans des conditions météorologiques très similaires à la nuit du drame en 1959.

Sur place, j’ai été confronté à un poids de l’histoire gigantesque.

Matteo Born, réalisteur du film Il mystero Dyatlov

Entre explications scientifiques et exploration des légendes locales, le reportage de Matteo Born pose un regard pluriel sur une affaire aussi mystérieuse qu’effrayante. «Sur place, j’ai été confronté à un poids de l’histoire gigantesque. Ce drame a passionné la Russie toute entière et je m’en suis réellement rendu compte au fil du tournage. Pour ma part, je suis convaincu par la pertinence de l’explication scientifique, et en même temps, il est impossible d’écarter certaines zones d’ombre de l’affaire par la rationalité uniquement. C’est précisément ce sentiment complexe que j’ai cherché à faire émerger du film.»


Auteur: Thomas Pfefferlé

Source: People