Jennifer Widom, une pionnière des MOOCS

© Alain Herzog / EPFL

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Déjà récompensée par de nombreux prix, Jennifer Widom, doyenne de la Stanford School of Engineering, est la lauréate du prix Erna Hamburger 2018, décerné par la Fondation EPFL-WISH. Chercheuse reconnue dans son domaine, la gestion des données et des informations, Jennifer Widom est aussi investie dans la formation pour tous, tant à travers les MOOCs que sur le terrain. EPFL Magazine a eu le plaisir de la rencontrer lors de son passage à l’EPFL.

Vous avez commencé par étudier la musique, comment en êtes-vous venue à vous tourner vers l'informatique ?

Au cours de ma troisième année à l’école de musique, j’ai suivi un cours à option intitulé « application informatique et recherche en musique » qui contenait un peu de programmation. Ça m’a intéressée et j’ai continué à prendre des cours en dehors de l’école de musique. Ce qui m’a décidée à poursuivre des études supérieures en informatique après mon major en trompette.

En jouez-vous encore ?

Après ma réorientation, j’ai continué à jouer six ou sept ans de façon assidue, en répétant une à deux heures par jour. Je jouais aussi dans un orchestre. Finalement, j’ai abandonné, car je ne voulais pas passer autant de temps à pratiquer mon instrument. Avec la trompette, c’est un peu comme l’athlétisme, il faut s’entraîner régulièrement. Je joue encore de temps en temps.

La gestion des données et de l'information est maintenant votre domaine d'expertise. Quelle place les données tiennent-elles aujourd’hui ?

Enormément de découvertes scientifiques et intellectuelles sont aujourd’hui basées sur des données. A Stanford par exemple, nous sommes une université très généraliste qui va des sciences humaines à l’économie en passant par les sciences naturelles et sociales, la médecine, l’ingénierie ou le droit. Dans chacune de ces branches, il y a des découvertes qui découlent directement de la data science. Cela modifie de façon substantielle la manière dont les gens font de la recherche dans de nombreux domaines.

Y a-t-il des découvertes à Stanford qui n’auraient pas été possibles sans la science des données ?

Beaucoup ! De nombreuses découvertes en biomédecine en dépendent aujourd’hui. Les exemples les plus criants sont en matière de diagnostics médicaux. Les algorithmes d’intelligence artificielle analysent les radios de manière plus performante que les praticiens. Un scanner de la peau sur téléphone portable peut identifier un cancer de la peau mieux qu’un médecin. Les données peuvent aussi contribuer à découvrir des matériaux. Ou, du côté des sciences sociales, une étude qui analyse toutes les arrestations policières aux Etats-Unis a permis de révéler des biais systématiques à l’égard des minorités.

Par conséquent, faites-vous de la recherche transdisciplinaire ?

C’est mon plus gros défi en tant que doyenne ! Comment faire profiter tous les membres de l'université de la capacité de découverte fondée sur les données ? Dans ma faculté, nous avons une expertise en ingénierie, en informatique et en statistiques. Le défi est de rendre accessible cette expertise à tous ceux qui le souhaitent. Nous avons déjà mis en place des mesures telles que des permanences par des étudiants diplômés pour ceux qui auraient besoin de conseils ou des financements pour des projets transdisciplinaires.

Quelle est l'importance pour le grand public de comprendre l'informatique ?

D’un côté, l’utilisation de quelque chose ne demande pas que l’on sache comment ça fonctionne. Quand le téléphone a été inventé, il n’a pas été nécessaire de comprendre la physique de la transmission vocale pour l’utiliser. Idem, il ne faut pas savoir comment vole un avion pour monter à bord. D’un autre côté, je pense que l’informatique et la science des données devraient être obligatoires dès l’enseignement secondaire. Ce sont les nouvelles mathématiques ou physique. Tout le monde devrait en faire un peu à l’université. Pour les générations futures, cela devrait être obligatoire dans la formation en général.

Vous êtes une des premières à avoir lancé un MOOCs en 2011 ? Comment cela s’est-il passé ?

Ce n’était pas mon idée. A l’automne 2011, l’Université de Stanford a décidé de lancer trois MOOCS – qui d’ailleurs ne s’appelaient pas encore ainsi. Un collègue s’est lancé avec un cours sur l’intelligence artificielle ; j’ai décidé d’y aller aussi. Je disposais déjà d’un certain matériel, car je pratiquais la classe inversée. J’ai adapté ma matière pour un cours sur les bases de données qui vise les futurs ingénieurs informaticiens et les programmeurs. Le troisième MOOC concernait le machine learning.

A l’époque, Stanford a fait un grand coup. Tout le monde parlait d’une révolution dans la formation. Finalement, les choses ne se sont pas passées aussi rapidement que l’on pensait. Et aujourd’hui, on ne sait pas comment cela va évoluer.

C’est-à-dire ?

Beaucoup d’institutions ont produit des MOOCS parce que c’est amusant. Autant à faire qu’à voir les gens s’inscrire. Le résultat est qu’il y a des cours gratuits partout, des bons et des moins bons. Mais en même temps, le potentiel économique se situe surtout si l’on offre ces cours à des personnes qui travaillent en entreprise. Deux tiers des inscrits à mon cours sont des employés. Cela ne correspond pas à l’idée que tous les étudiants indiens ou africains allaient bénéficier en masse de ces cours…

Tous les MOOCS gratuits proposés ont été jusqu’à présent financés par les universités, sans but lucratif. Et pour l’heure, il n’y a pas d’argent à gagner avec les MOOCS qui proposent une formation académique. Même si certains menant à un Master commencent à être proposés. Or au final, il faut que quelqu’un paie ces cours d’une façon ou d’une autre. Or personne ne sait encore quel est leur marché ni quel est leur modèle financier.

Après le modèle online, vous êtes passée à celui en personne, en prenant un congé sabbatique en 2016-2017 pour aller enseigner dans une quinzaine de pays. Pourquoi ?

Une des raisons qui m’a poussée à partir enseigner est qu’à travers mon MOOC j’ai aimé cette idée que des personnes du monde entier pouvaient apprendre. Mais je n’ai pas reproduit mon MOOC. J’ai donné un cours plus général sur les outils et les techniques d’analyse des données. Il est destiné en priorité aux étudiants, mais aussi largement suivi par des membres du corps professoral. Je l’ai aussi parfois donné à des élèves du secondaire ou des employés. Ce n’est pas un MOOC, car il n’est pas construit de sorte à être étudié seul, mais avec le matériel, modulaire et disponible en ligne, il est possible d’enseigner la matière une fois qu’on a suivi le cours.

Comment avez-vous sélectionné les pays que vous avez visités ?

La mise en contact prend de nombreuses voies différentes. Ce peut être à travers mes propres diplômés qui sont ressortissants étrangers comme pour l’Indonésie, le Vietnam ou la Thaïlande. Ou à travers des collègues, la Stanford Business School ou l’Association for Computing Machinery, qui a des sections dans le monde entier.

Une fois que j’ai un contact, je corresponds par email et essaie d’évaluer mes chances que cela fonctionne. Les critères sont : avoir un bon organisateur, un niveau d’anglais suffisant des étudiants, car je ne veux pas utiliser de traducteurs, et un pays qui n’attire pas tant les visiteurs internationaux. Je suis déjà allée dans près de 20 pays et j’en ai deux autres en projet.

Le prix Erna Hamburger couronne une carrière féminine exemplaire dans les sciences. Vous êtes doyenne d’une faculté de 4500 étudiants, cumulez des voyages, avez élevé deux enfants. Comment avez-vous fait ?

Je n’aurais jamais accepté le poste de doyenne et fait ces voyages tant que mes enfants étaient encore à la maison. La famille est ma priorité. Durant 20 ans, de la naissance du premier jusqu’à ce que le second intègre l’université, j’étais disponible pour eux. Le poste de professeur est très flexible, contrairement à celui de doyen. Même si je peux toujours aménager une semaine à l’étranger pour aller enseigner, ce que je fais deux fois par an. C’est mon mari qui se sent négligé maintenant… mais il gère.

Avez-vous eu l’impression de devoir mettre votre carrière entre parenthèses en attendant que vos enfants soient grands pour accepter un poste à responsabilité ?

Non, pas vraiment. Une chose que j’aurais faite si je n’avais pas eu d’enfant, c’est de monter une start-up, même si je n’aime pas tellement ce monde des start-ups. Beaucoup de gens le font à Stanford, mais c’est très prenant en temps. Je ne le regrette pas. En termes d’opportunité, je ne suis pas sûre que j’aurais été doyenne avant. Il faut un certain niveau de séniorité que je n’avais pas atteint plus tôt.

Est-ce normal qu’une femme mette en priorité sa famille ?

Mon mari aussi a mis la famille en priorité ! Nous sommes absolument égaux à 100%. Oui, en général, seules les femmes privilégient leur famille, mais pas chez nous.

Votre mari est aussi professeur, qui plus est dans votre faculté. Donc vous êtes sa supérieure…

Il est le président du département d’informatique. Quand j’ai été nommée doyenne, il m’a d’abord félicitée… puis s’est réjoui de pouvoir quitter ce poste à cause d’un conflit d’intérêts. A Stanford, les postes de président de département sont occupés par rotation et n’ont pas tellement de prestige. C’est surtout une tâche de service qui fait que j’occupais ce poste avant lui. Son « service » a été prolongé, mais il espère le lâcher bientôt. Il dirige un grand groupe de recherche et être doyen ne l’intéresse pas.

Que diriez-vous à une jeune étudiante pour mener sa carrière ?

De discipliner son mari ! (rires). Il doit faire la moitié du travail. Plus de la moitié, ça va aussi, mais certainement pas moins. Bien sûr, tout le monde n’a pas ce luxe. Mais je commence à voir, parmi les jeunes professeures, de plus en plus un partage équitable des tâches. C’est une nouvelle ère chez les jeunes générations.

Comment une femme trouve-t-elle sa place dans un milieu universitaire où le masculin domine ?

A Stanford, le cabinet exécutif, soit la douzaine de personnes qui dirige l’université, est composée à 40% de femmes. Ce n’était pas le cas il y a une vingtaine d’années, mais on ne se sent pas aujourd’hui dominées par les hommes. Les professeurs sont encore assez masculins et quelques-uns restent de la vieille école, mais ils commencent à devenir des exceptions. Les temps ont changé. Mais je reconnais qu’en Californie et à l’ouest nous sommes plus avancés que dans le reste du pays et au-delà.

BIO

1987

Doctorat en informatique.

2007-08

Voyage autour du monde avec son mari et leurs deux enfants.

2011
Lancement d’un MOOC sur les bases de données.

2016-17

Congé sabbatique pour enseigner gratuitement à l’étranger.

Mars 2017

Doyenne de l’Ecole d’ingénieur de l’Université de Stanford.