Jacques Dubochet, Prix Nobel mais citoyen avant tout

Martin Vetterli, président de l'EPFL et le prix Nobel de chimie 2017 Jacques Dubochet. © Marc Delachaux

Martin Vetterli, président de l'EPFL et le prix Nobel de chimie 2017 Jacques Dubochet. © Marc Delachaux

Grande interview - La vie du biologiste vaudois Jacques Dubochet a basculé le 4 octobre 2017, lorsque l’Académie de Stockholm lui a annoncé qu’il était lauréat du Prix Nobel de chimie. EPFL Magazine a eu le plaisir de le rencontrer et de l’entendre échanger avec le président de l’EPFL Martin Vetterli.

Qu’est-ce que ça fait de recevoir le Prix Nobel?

C’est la question qui m’a été posée le plus souvent! La veille, en famille, nous avions appris la nouvelle du Prix Nobel de physique pour les ondes de gravitation. Nous savions que le lendemain, c’était la chimie et je disais à mon fils et ma femme: «10% de chance.» Je pensais 20… Quand ma femme a pris le téléphone et qu’elle m’a dit: «C’est Stockholm» le mot qui m’est venu à l’esprit a été relief (soulagement).

«Tout scientifique rêve du Prix Nobel.» Vrai ou faux?

Je ne sais pas si tous rêvent du Prix Nobel, mais il y en a beaucoup. Dans le milieu scientifique, le sujet revient tout le temps dans les discussions de café. Ce n’est pas sain. Cela crée une tension. On dort mal. Je n’étais pas dans cette situation, mais quand même… Il y avait quelques évidences: la cryomicroscopie constituait une révolution. Richard Henderson, qui a aussi reçu le prix, écrivait récemment que j’étais le «papa de la cryomicroscopie». Je savais bien que l’on ne pouvait pas m’oublier dans cette affaire.

Comment expliqueriez-vous votre découverte à un enfant de 7 ans?

Nous sommes des sacs de flotte, faits de milliards de petits sacs de flotte. Les électrons ne traversent pas l’air. Donc, les microscopes électroniques doivent être sous vide. Ah! Mais alors l’eau s’évapore, donc toute la microscopie est faite à sec. Or, quand on est fait d’aquariums où nagent les poissons, si on enlève l’eau, ce n’est pas bon… Donc on voulait garder l’eau. Pour éviter qu’elle ne s’évapore, il faut la geler. Mais quand on la gèle, cela fait de la glace! Nous avons trouvé un truc bizarre : en gelant très très très vite, l’eau devient de l’eau solide qui garde sa structure. Voilà!

Quelle est votre définition d’un scientifique?

C’est un homme ou une femme qui n’a que la nature pour maître. Mais au-delà, un scientifique ne devrait pas être autre chose qu’un être humain. Donc un citoyen. Ces deux aspects ne devraient pas être séparés.

La Suisse est-elle un terreau favorable pour faire pousser des Prix Nobel et les meilleurs scientifiques?

Les statistiques parlent d’elles-mêmes. Nous avons beaucoup de moyens, ce qui aide évidemment. J’ai eu la chance d’avoir des professeurs généreux qui favorisent la créativité et attendent de chacun qu’il apporte quelque chose. Peu importe quoi. Le rôle premier du professeur est de donner confiance et de permettre l’épanouissement du jeune.

Comment devient-on scientifique? Comment l’êtes-vous devenu?

Il faut voir large. Un peu plus large que l’immédiateté. Pour cela, l’institution peut largement contribuer en le demandant et le favorisant. Les belles découvertes sont très souvent à un croisement interdisciplinaire. Il faut donc favoriser l’interdisciplinarité. Ne croyez-vous pas, Monsieur Vetterli?

Martin Vetterli: L’interdisciplinaire peut être le meilleur ou le pire. Cette approche peut attirer deux groupes qui font des recherches un peu moyennes et, sous le sceau de l’interdisciplinarité, devenir meilleurs que la somme des parties. Il faut au moins viser cela. Mais la notion d’interdisciplinarité est un peu floue. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique en a maintenant donné une définition très claire: des chercheurs de domaines qui ne se rencontrent pas à priori et se mettent ensemble pour résoudre un nouveau problème.

Jacques Dubochet: C’est tout à fait cela. Depuis que je vieillis – et cela fait déjà quelque temps – je suis étonné par l’incompatibilité des différentes visions du monde des individus. Et combien il est difficile de se parler! On croit toujours que l’autre nous comprend, mais il se comprend lui! Pour se comprendre, il faut un sujet qui nous y force et qui nous amène à prendre un peu de ce qu’est l’autre. C’est très difficile et c’est pour cela qu’il faut le favoriser!

Que souhaiteriez-vous encore atteindre?

Apprendre à écouter l’autre. C’est-à-dire entrer un petit peu dans son système. Pour cela, il faudrait commencer par écouter…

Et maintenant tout le monde veut vous écouter!

C’est un problème avec ce prix. Tous les jours, je me rends compte que je ne suis pas dans la même position qu’avant. Dans l’ensemble, oui, c’est très agréable. A Morges, des gens que je ne connais pas me font un sourire sympathique quand ils me croisent. Mais parallèlement, il y a une attente liée au fait d’avoir un Prix Nobel. C’est le problème avec un prix qui valorise un individu alors que c’est un groupe et une institution finalement qui méritent le Prix Nobel.

La recherche est-elle pour vous un effort collectif?

Les deux découvertes à l’origine de la cryomicroscopie, ce n’est pas moi qui les ai faites! Moi, j’ai créé une atmosphère dans laquelle chacun pouvait creuser son petit trou. C’était mon rôle. Durant les vingt ans passés à l’UNIL, nous avons mené un programme appelé CEMOVIS – qui se poursuit encore aujourd’hui. Il s’agit de vitrifier des spécimens beaucoup plus gros que ce qui se pratique efficacement maintenant, pour pouvoir étudier du tissu humain. C’est de la haute voltige! On m’a beaucoup reproché d’exploiter des «esclaves» pour faire ces choses difficiles. Mais il y avait un enthousiasme dans notre groupe qui permettait de faire cela sans avoir l’impression d’être des esclaves!

Vous êtes un esprit curieux. L’enseignement dispensé actuellement dans les universités répond-il à ce besoin-là?

Oui. Il y a de quoi se régaler aujourd’hui à l’université. Toutefois, les étudiants profitent-ils de cette richesse, ou le système de formation les restreint-il? Je ne sais pas. Seule une petite minorité élargit son horizon. Vous le pensez aussi?

MV: C’est vrai, mais je ne jetterai la pierre ni au système, ni aux universités, ni aux étudiants. Le système s’est «industrialisé». L’université se sent investie du rôle de préparer les individus pour un marché du travail difficile. La démocratisation des études, qui est une excellente chose, joue aussi un rôle. Quand seule la classe aisée avait accès aux études, les étudiants pouvaient se permettre le luxe d’études longues et multipliaient les domaines de connaissance.

Comment la manière de faire la science a-t-elle évolué entre le début de votre carrière et maintenant?

JD: Je ne sais pas très bien. Mais prenons par exemple des publications. Typiquement, je publiais deux articles par année et cela occupait la moitié de mon temps. Je travaillais pourtant très honorablement! Maintenant, il faut en faire trois fois plus. Quelque chose ne va pas.

MV: C’est l’industrialisation de la science. Mais à nouveau, nous sommes tous partie prenante du problème. En demandant plus de moyens, les scientifiques ont promis des miracles à la société civile et à l’économie. Un institut comme le nôtre a promis beaucoup sur le transfert de technologie par exemple. Le politique nous a écoutés, en nous disant: «Montrez-nous les résultats». Il y a une espèce d’accord faustien dont on ne peut pas se défaire facilement.

JD: En biologie aussi. L’industrie demande des résultats rapides et financièrement rentables. Evidemment, cela change beaucoup l’ambiance. J’ai la chance d’être accueilli dans une institution qui se positionne encore loin de l’utilisation immédiate. Je n’ai jamais pensé à la possibilité de déposer un brevet. L’idée de l’université humboldtienne, qui sert la connaissance, est quand même bien agréable.

Vous êtes engagé politiquement. Qu’est-ce que le scientifique a le droit d’apporter?

Je ne sépare pas le scientifique et le citoyen. Le savoir scientifique modèle ce que nous sommes et notre société. Y compris le changement climatique, qui est une conséquence directe des progrès technologiques! En tant que scientifiques, nous avons quelque chose à dire. Notre type de culture et notre façon d’aborder les problèmes sont bons. Mais nous ne détenons pas la solution aux problèmes de société. Elle ne peut venir que d’un travail collectif. La démocratie est quand même un bon truc qui permet à l’avis collectif d’émerger et d’être meilleur que l’avis individuel. La nouvelle génération doit apprendre la gouvernance d’un monde en mouvement. Nous leur laissons une tâche immense!

Si vous deviez encourager un scientifique en début de carrière, que lui diriez-vous?

A un doctorant: «Cherche un boss qui te valorise.» Evidemment, il doit aussi faire quelque chose qu’il aime. Et trouver ce à quoi il est bon.

Quel héritage souhaitez-vous laisser à vos enfants et petits-enfants?

Un monde qui les accueille généreusement. La capacité d’altruisme est remarquable chez l’homme. Mais comment faire pour que cet amour ne se limite pas à mon groupe, à mon équipe sociale ou à ma secte?

Quelle découverte scientifique majeure auriez-vous aimé faire?

Les ondes de gravitation, c’est extraordinaire! Pendant cinquante ans, Rainer Weiss a travaillé pour un résultat invraisemblable à obtenir. Et tant qu’il ne les avait pas trouvées, il n’avait rien ! Sa démarche a été admirable. De notre côté, nous avons travaillé pendant trente-cinq ans, en grignotant chaque année un petit bout. Nous étions nourris au fur et à mesure. Mais la découverte que j’aurais aimé faire est la théorie de l’évolution. Quand j’ai étudié la physique ici à l’EPUL, j’ai cru avoir appréhendé l’ensemble de la connaissance. Mais non. Beaucoup, beaucoup plus tard, j’ai découvert que la théorie de l’évolution est quelque chose de grandiose, d’une puissance et d’une beauté intellectuelles! Mais elle est difficile… subtile…

Des compagnies comme les GAFA deviennent les nouveaux lieux où réaliser de la science de pointe. Cela vous inquiète-t-il?

J’en ai très peur. Google, par exemple, va prendre les meilleurs éléments des universités californiennes. Ces gens deviennent ensuite obsédés par le revenu rapide. Ou Uber: l’idée est magnifique et pourrait peut-être résoudre les problèmes de transport. Mais cela ne l’intéresse pas. L’entreprise ne cherche que le fric. Certains voient même au-delà de l’argent; ils cherchent le contrôle de la génétique… Je me demande où est l’humain là-dedans! Quelles valeurs voulons-nous?

MV: Cela nous ramène à ce qu’est le scientifique et ce qu’est la science. Les scientifiques servent la connaissance et la société. Je ne peux pas, dans mon système de valeurs, comprendre que l’on privatise complètement la recherche de la connaissance. Certaines de ces entreprises génèrent surtout du revenu pour leurs actionnaires. Le métier du scientifique est un autre métier. Il ne faut pas mélanger les deux.

«On aurait les moyens de faire face à l’urgence climatique»

Jacques Dubochet: L’impact CO2 de l’EPFL se divise en trois parties : consommation propre, impact des pendulaires en voiture et impact des professeurs – surtout – qui font de grands voyages. Est-ce vrai?

Martin Vetterli: Ce sont les chiffres. Ils ne sont pas déraisonnables : dans nombre d’activités, y compris celles d’un ménage moyen en Suisse, si l’on regarde l’impact CO2, les chiffres seront similaires. On oublie souvent que l’impact CO2 d’un voyage en avion Genève-New York est le même que si l’on prenait sa voiture seul sur la même distance. Même si l’on fait très attention toute l’année, des vacances en avion quelque part dans le monde provoquent un impact CO2 majeur.

JD: Que font la science et l’EPFL face à cette question?

MV: Du côté de la recherche, il y a toutes celles liées aux énergies renouvelables et alternatives. Mais ce n’est pas suffisant. L’énergie est une question de société et elle est omniprésente. On ne peut tourner un bouton et dire que le problème est résolu. La technologie est nécessaire, mais de loin pas suffisante pour accomplir le virage énergétique décidé en Suisse.

JD: Les moyens que nous nous donnons sont insuffisants pour atteindre les exigences de la COP21.

MV: Tout à fait, mais quand la décision du tournant énergétique a été prise en Suisse, après le réveil violent créé par Fukushima, il était déjà trop tard. C’est en 1973, lors des dimanches sans voiture, qu’il aurait fallu prendre des mesures drastiques. Pendant quarante ans, nous n’y avons plus pensé. Maintenant, il faut rattraper le retard.

JD: Et nous aurions relativement facilement les moyens. Il faudrait prendre des décisions courageuses. Quand les Etats-Unis ont décidé de faire leurs autoroutes ou les Anglais de constituer leur flotte navale, ils ont consacré jusqu’à un tiers de leur revenu annuel. C’est un investissement de cet ordre-là qu’il faudrait consacrer à ce problème essentiel pour faire bouger les choses. On pourrait le faire.