«J'essaie de faire sortir les étudiantes et étudiants de leur bulle»
Il a plus de trente ans de Chine «dans les pattes» et des idées novatrices à revendre. Élu meilleur enseignant 2024 du programme en sciences humaines et sociales de l’EPFL, Marc Laperrouza lutte sans relâche contre le déterminisme technologique.
Marc Laperrouza a débarqué en Chine en 1993, l’année où Bill Clinton accédait à la présidence américaine. «C’était l’époque où l’on pensait que croissance économique rimait avait changement politique.» L’Empire du milieu ayant vécu en l’espace de 25 ans «l’équivalent de 100 ans de transformations», les attentes étaient forcément élevées. «Autant dire que les espoirs des Occidentaux ont été douchés, les miens y compris», commente le meilleur enseignant 2024 du programme en sciences humaines et sociales (SHS) de l’EPFL.
Loin d’avoir été refroidi par le durcissement du régime communiste, ce diplômé de la London School of Economics continue à axer une partie de ses enseignements et de sa recherche sur le géant asiatique. «En Suisse, les étudiantes et étudiants vivent dans une espèce de bulle assez peu représentative du reste du monde; j’essaie de contribuer à les en faire sortir.» Le chargé de cours et collaborateur scientifique rejoint en ce sens les objectifs du Collège des Humanités (auquel est rattaché le programme SHS). Ces objectifs, note-t-il, consistent à «éloigner les jeunes du déterminisme technologique». Une mission aussi intéressante que truffée de défis. «Il n’est pas rare qu’un étudiant me dise: ‘Moi, en m’inscrivant à l’EPFL, je n’ai pas signé pour ça!’»
Double interdisciplinarité
Lorsqu’une personne externe demande à Marc Laperrouza de qualifier le programme SHS, il utilise volontiers la formule «marginal mais essentiel». Marginal car beaucoup moins doté en heures que les branches principales choisies par les étudiantes et étudiants. Essentiel car lieu idéal pour opérer un décentrement, développer des compétences complémentaires aux formations disciplinaires et vivre des expériences d’apprentissage «un peu différentes».
En Suisse, les étudiantes et étudiants vivent dans une espèce de bulle assez peu représentative du reste du monde; j’essaie de contribuer à les en faire sortir.
Celui qui a consacré sa thèse à la réforme du secteur des télécommunications en Chine va d’ailleurs plus loin dans ses enseignements que les prérogatives du CDH. «Depuis dix ans, je pratique la double interdisciplinarité». Interdisciplinarité inhérente au SHS d’une part, puisque les étudiantes et étudiants issus de différentes sections de l’EPFL s’y côtoient. «Ce mélange est hyper stimulant, que ce soit pour moi ou pour les étudiants!», s’enthousiasme-t-il. Et de donner l’exemple d’un cours sur la propriété intellectuelle, «durant lequel nous avons abordé la question de Novartis et de l’’evergreening’ de son anticancéreux Glivec». L’auditoire étant composé partiellement d’étudiantes et étudiants en sciences de la vie et partiellement d’étudiants issus d’autres disciplines, «le débat a été pour le moins intense».
Revenant à la double interdisciplinarité, Marc Laperrouza rapporte qu’en 2014, il a introduit une collaboration entre les étudiantes et étudiants de l’EPFL et celles et ceux de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL) et de l’Université de Lausanne (UNIL). Le China Hardware Innovation Camp (CHIC) – qui a pris fin en 2020 – consistait à donner une feuille blanche à des équipes composées d’étudiants des trois institutions et à leur demander de développer un objet connecté, qu’ils amèneraient ensuite à Shenzhen pour le prototypage et les essais.
Dans le même esprit mais axé sur la durabilité, le module master «Design for sustainability» prévoit la formation de groupes comprenant deux ingénieurs de l’EPFL et un designer industriel de l’ECAL. Chaque équipe «doit identifier une problématique en lien avec le design pour les personnes âgées, pour la sobriété, pour la résilience ou pour la cohabitation inter-espèces, puis proposer une solution validée à l’extérieur de l’EPFL». Un exercice qui confronte les étudiantes et étudiants à la réalité du marché, «puisque c’est dans l’industrie que finiront 80 à 90% d’entre eux».
L’enseignant cite l’exemple d’un groupe s’intéressant à la problématique des nichoirs pour oiseaux. «En sortant sur le terrain et en discutant avec les différentes parties prenantes, ses membres ont découvert que lorsqu’un oiseau nidifie sur un bateau, le propriétaire du véhicule n’a pas le droit de l’en déloger.» Les étudiantes et étudiants ont alors conçu une plateforme mobile et flottante en bois, que l’on peut placer à côté d’un bateau pour inviter les oiseaux à y faire leur nid. Ce projet continue du reste sous la forme d’une start-up baptisée Birds&Co.
Remettre les apprenants au centre
Mais attention, aussi intéressants et utiles soient-ils, les projets de ce genre «ne sont qu’un véhicule conduisant à ce qui est vraiment important: la réflexion et le décentrement». Justement, comment garantir qu’un enseignement soit aligné avec les objectifs qu’on s’est fixés, un défi d’autant plus grand lorsqu’on tente de faire converger les besoins et les savoirs d’étudiantes et étudiants issus de diverses institutions? C’est la question que s’est souvent posée Marc Laperrouza. En a découlé un travail de recherche mené en collaboration avec deux collègues de l’UNIL, qui a débouché sur un ouvrage nommé «Design pédagogique».
«Au fil de mes réflexions à ce sujet, j’ai réalisé que j’étais très auto-centré dans ma manière d’aborder l’enseignement», admet le chercheur. «J’ai alors compris qu’inconsciemment, de nombreux professeurs – moi le premier – perdent de vue que ce sont les apprenants qui doivent figurer au cœur de l’enseignement.»