«Il faut déconstruire la philosophie spontanée des ingénieurs»
Après trois ans et demi passés à l’EPFL en post-doctorat, Simon Dumas Primbault part pour Marseille où il a décroché un poste de professeur tenure track en «science ouverte en sciences humaines et sociales». Entretien avec un ingénieur polytechnicien devenu historien des sciences, bien décidé à faire réfléchir les étudiants ingénieurs sur leur formation et leur métier.
Comment passe-t-on, comme vous, d’étudiant ingénieur à chercheur en sciences humaines ?
Avant même d’intégrer l’École polytechnique à Paris., j’ai voulu faire de la recherche, en physique théorique en particulier. Mais trois éléments m’ont décidé à bifurquer. D’abord l’ambiance délétère de ce campus militaire, assez fermé et très élitiste, où l’ambiance était surtout à la compétition et à l’entre-soi… J’ai donc fait en parallèle un master de philosophie à la Sorbonne qui me permettait de m’échapper trois ou quatre jours par semaine. Ensuite, mon début de cursus à Polytechnique a coïncidé avec la catastrophe de Fukushima. C’est un peu tarte à la crème, rétrospectivement, mais pour moi, c’est à ce moment que je me suis rendu compte que la science n’était pas nécessairement neutre, bonne, vectrice de progrès. Enfin, cela m’amène au volet épistémologique : quand on fait de la physique théorique très poussée, on manipule des équations très complexes et abstraites, ce dont je tirais un grand plaisir esthétique. Mais on finit par se demander ce que l’on fait. Finalement, tous ces symboles avec lesquels on travaille pourraient très bien n’être le signifiant de rien.
Réfléchir sur votre pratique scientifique vous fait rencontrer le travail de Louis Althusser…
Exactement, et en particulier son concept de « philosophie spontanée des savants ». Comme étudiant ingénieur ou physicien, on développe une philosophie toute faite sur notre travail, qui est souvent très réductionniste, comme si le monde entier pouvait se réduire à des interactions entre des particules. De là découle une sorte de hiérarchie entre les disciplines, où la physique théorique serait à la base, puis la physique statistique, la biologie, la psychologie, la sociologie etc. Avec ce type de dépendances, on finit par croire, en tant que physicien, que l’on explique les structures fondamentales detout… Ce que souligne bien Althusser, c’est que cette philosophie n’a en fait rien de « spontané », mais qu’elle est le produit d’une formation. Tant que cette formation continue à faire croire à ses étudiants en physique qu’ils décrivent le monde de manière exhaustive, ou ceux en data science qu’ils peuvent tout résoudre en crunchant des données, cela pose problème.
Puis vous passez de la philosophie à l’histoire des sciences ?
La formation à la Sorbonne ne m’a pas tellement plu car il s’agissait de philosophie analytique, qui a un côté très scientiste. Mis à part deux cours qui m’ont vraiment intéressé, d’épistémologie et d’anthropologie historiques, qui cherchaient à historiciser les concepts scientifiques. Je me suis donc ensuite orienté vers l’histoire des sciences à l’EHESS, afin de ne pas réfléchir à vide comme un philosophe de fauteuil et aussi pour ancrer mes réflexions dans des problématiques socio-épistémiques concrètes sur les sciences. À l’issu du master, j’ai obtenu une bourse de thèse pour l’Institut universitaire européen de Florence, où j’ai travaillé sous la direction de Stéphane Van Damme et Antonella Romano sur la matérialité des systèmes d’écriture dans la pratique de la physico-mathématique au 17e siècle. Mes études de cas étaient centrées sur Leibniz et Viviani, un élève de Galilée.
Expliquez-nous ce qu’est cette « matérialité des savoirs », un de vos objet d’étude.
C’est une grande tendance en histoire des sciences aujourd'hui, de s’intéresser à ce que disent les objets, sur leur circulation et leur consommation. J’essaye d’aller plus loin en étudiant, avec d’autres, comment les pratiques matérielles façonnent des manières de penser. Pendant ma thèse, cela a même été une stratégie car je ne voulais pas m’intéresser à des archives « bateau ». J’ai cherché les archives les plus subjectives possibles, c’est-à-dire les brouillons, les carnets de recherche. C’était véritablement un pied de nez à une forme d’histoire objectiviste. Puis j’ai découvert les travaux de Jack Goody, Bruno Latour, Jean-François Bert, et j’ai trouvé absolument fascinant de constater que l’écrit était, pour les savants du 17e siècle comme Viviani et Leibniz, un outil, au même titre qu’un accélérateur de particules pour des physiciens d’aujourd’hui.
Vous avez appliqué cette méthode à un monument comme Leibniz.
Quand Leibniz explique que grâce à sa méthode, tout le processus de pensée peut être aperçu d’un seul coup d’œil, ce n’est pas métaphorique. Je montre que sur le papier, il utilise un certain nombre d’artifices schématiques pour ramener sur sa feuille des points géométriques situés à l’infini. Mais ce genre d’approche suscite des levées de boucliers. Rematérialiser les choses est perçu comme les rendre moins nobles. Le livre tiré de ma thèse, qui sortira aux éditions de la Sorbonne, sera centré sur Viviani, un des premiers ingénieurs, et sur la façon dont le médium du papier et de l’encre a façonné sa pensée très visuelle.
Aujourd'hui, vous ne travaillez plus sur ces figures historiques ?
En arrivant à l’EPFL, j’avais envie de prolonger les problématiques de ma thèse mais sans rester sur ces études de cas. Devenir un érudit de Viviani aurait pu être un choix de carrière, mais je souhaitais plutôt transposer mes problématiques de thèse à l’ère contemporaine en profitant du contexte des humanités numériques de l’EPFL.
Des exemples ?
À l’EPFL, il y a eu en particulier le projet CROSS (Collaborative Research On Science and Society, un financement conjoint de l’Unil et de l’EPFL), où l’on a étudié comment les bibliothèques numériques façonnent la manière dont on pense, traite et recherche l’information. Nous avons mené une étude de cas sur Gallica, la plateforme de la Bibliothèque nationale de France, à travers des entretiens avec des usagers et une étude quantitative des logs serveur.
Le projet était très intéressant pour moi sur deux points. Tout d’abord, le fait de s’intéresser à des gens vivants ! Et ensuite parce que cela permet de relativiser un peu la lecture que l’on peut faire des sources historiques. C’est parfois un travers que de vouloir tout rationaliser afin qu’il n’y ait aucune contradiction au sein d’un papier, d’une œuvre. Mais quand on a affaire à une personne en direct pendant une heure, on s’aperçoit que c’est contradictoire, qu’elle parle d’une représentation qu’elle s’est faite plutôt que d’une pratique véritable, etc.
Je vais d’ailleurs continuer ces recherches à Marseille autour des plateformes de science ouverte, via une ethnographie des usagers, une perspective sur les concepteurs et les financeurs, et une étude sémiotique des plateformes elles-mêmes (quelles interfaces, quels systèmes de classifications, quel corpus accessible…).
Il y a aussi eu des projets moins numériques, comme celui de reconstitution historique au Mont Buet.
Jérôme Baudry, le directeur du LHST, trouvait qu’une école d’ingénieur était le bon endroit pour faire de l’histoire expérimentale des sciences. La démarche est de reconstituer des expériences historiques, dans les conditions de l’époque, pour se rendre compte des problèmes matériels, méthodologiques etc., auxquels les savants ont dû faire face. Grâce à un financement Agora du FNS, nous avons monté une expédition scientifique en montagne comme elles se pratiquaient aux XVIIIe et XIXe siècles par les savants helvètes. Le Buet, qui s’est imposé pour des raisons pratiques et sportives, est un lieu au croisement d’un certain nombre de problématiques de l’époque : scientifiques, politiques, environnementales, avec des conditions très différentes d’aujourd’hui, touristiques, etc. L’idée a donc été de faire l’ascension comme le faisaient les savants de l’époque, c’est-à-dire accompagnés d’artistes venant documenter l’expédition, des dessinatrices, photographes, artistes sonores. Faire l’expérience de cette ascension permet non seulement de mieux comprendre les sources historiques, mais aussi de considérer la montagne elle-même comme une source, en retrouvant par exemple des noms de guides touristiques du début du XIXe siècle gravés dans une pierre.
Cette expédition a donné lieu à des articles mais aussi des restitutions plus originales.
Nous avons en effet produit notre propre archive multimédia (sons, dessins, photos), déposée sur un site web en accès libre, qui documente les différentes expéditions scientifiques au Buet. Une archive qui peut d’ailleurs se recombiner selon différentes logiques (chronologique, conceptuelle, géographiques), pour que l’usager puisse reconstruire un récit par des rapprochements inopinés entre des documents d’ères chronologiques très différentes. Il y a eu aussi des conférences publiques dans des musées, une émission de radio et une randonnée publique. Cette histoire expérimentale nous a en fait placés d’emblée sur le terrain de l’histoire publique, de la médiation scientifique.
Cette histoire expérimentale des sciences s’est aussi déclinée dans un cours de master SHS à l’EPFL.
L’objectif était de tirer parti des vertus pédagogiques de l’histoire expérimentale des sciences pour un public d’étudiant en école d’ingénieur. Au premier semestre, nous leur donnons des cours magistraux d’histoire des sciences, entrecoupés de « labos » où on essaye de manipuler des choses. On va par exemple aux archives cantonales pour voir les documents de la Société Vaudoise des Sciences Naturelles. Ça fonctionne très bien, les étudiants sont toujours contents d’avoir une proximité matérielle avec cet héritage, même si d’autres demandent à quoi ça sert de garder ces papiers, alors qu’on manque de place… On utilise aussi des instruments scientifiques de la collection Unil et EPFL que gère notre laboratoire.Il est quelquefois compliqué de savoir exactement à quoi ils servent, alors on les laisse « jouer » un peu avec, essayer de comprendre le contexte de fabrication, l’usage, ce que ça implique pour le corps savant.
Les étudiants sont ensuite amenés, dans le projet du second semestre, à pratiquer eux-mêmes l’histoire expérimentale des sciences. Qu’est-ce que cela leur apporte ?
Ce sont souvent les projets les plus simples qui sont les plus intéressants et qui génèrent le plus de recul de la part des étudiants. Nous avons par exemple eu un groupe qui voulait mesurer le rayon de la Terre avec des méthodes antiques, comme Erathostène. Ils se sont dit ça allait être très simple, que ce n’était que de la trigonométrie. C’est vrai, mais il faut ensuite porter la trigonométrie sur le terrain, et là ça se complique. Typiquement, on a besoin de voir l’horizon pour mesurer le rayon de la Terre. Problème, on ne voit pas l’horizon en Suisse… Il a fallu trouver d’autres solutions. Donc avec des instruments très simples (une planche, des clous, un fil à plomb), les étudiants ont vraiment fait l’expérience de la matérialité des sciences.
Un autre groupe a travaillé sur les expériences de Benjamin Franklin avec les bouteilles de Leyde, l’ancêtre du condensateur. Devant la difficulté à reproduire ces bouteilles, ils se sont rendu compte que Franklin avait dû faire beaucoup d’essai-erreur, et qu’il devait avoir développé une certaine sensibilité pour les matériaux qu’il utilisait et leurs propriétés. De plus, ils ont lu que Franklin envoyait ses protocoles expérimentaux outre-Atlantique. Alors ils se sont dit : c’est la pandémie, une partie de notre groupe est à l’étranger, faisons pareil ! Essayons de décrire notre expérience, dans les moindres détails, afin qu’elle soit reproductible. Ils se sont alors rendus compte que tant qu’ils n’envoyaient pas des bouts d’expérience à leurs collègues (les bouteilles, du papier aluminium…), ça ne marchait pas. Le rapport textuel ne suffisait pas, il fallait absolument envoyer une partie de la matérialité même de l’expérience pour qu’elle soit reproductible. Le projet posait donc la question des réseaux et des sociabilités, mais aussi celle des conditions de reproductibilité des expériences. Quand on lit un rapport où des étudiants arrivent à ces réflexions-là, en partant de choses assez simples, c’est génial !
Quel rôle peut jouer l’histoire des sciences, et même l’histoire expérimentale des sciences, dans une école d’ingénieurs ?
Faire de l’histoire permet toujours de relativiser le contemporain. Mais il faut réussir à faire ce lien. Par exemple sur la question de la reproductibilité, mon collègue Ion Mihailescu leur parle de l’experimentum crucis de Newton en optique en disant qu’elle repose sur tel type de prisme, qui n’était produit que par un seul artisan en Angleterre. Mais ils ne font pas forcément le lien avec ce problème à l’ère contemporaine, avec le LHC du Cern par exemple. Le meilleur moyen de le faire, c’est sans doute de manière matérielle et pratique à travers la reproduction d’expériences.
Historiciser permet aussi de déconstruire l’habit idéologique des sciences et des techniques, par exemple la notion de progrès. L’idée est encore très enracinée dans la philosophie spontanée des ingénieurs que le progrès scientifique et technique serait forcément le moteur d’un progrès social, culturel et politique. Il suffit en réalité de faire un peu d’histoire pour se rendre compte que les méfaits de la science remontent à la nuit des temps, tout comme la critique de la technique. S’intéresser au XIXe siècle en particulier, pour voir comment a été construite la notion de progrès et comment elle a été mobilisée dans les formations scientifiques, dans des politiques publiques, permet de remettre en cause quelque chose comme la croissance, qui est toujours présentée comme une valeur neutre.
Cela nous amène à la question plus générale de la place des SHS dans une école d’ingénieurs.
J’en reviens au début de mon parcours, et à cette idée de déconstruire la philosophie spontanée du savant. Je ne délivre pas un enseignement à caractère idéologique, mais j’essaye de donner aux étudiants des outils qui leur permettent de réfléchir à leur propre pratique, de la déconstruire, pour éventuellement la reconstruire à l’identique s’ils en sont persuadés. Et c’est là où les SHS ont un rôle absolument majeur à jouer dans la formation des ingénieurs ou des gens qui font des sciences naturelles. Non pas comme un vernis culturel, que l’on viendrait chercher le mercredi après-midi pour discuter dans les dîners mondains, mais comme des outils critiques réflexifs à même de produire des ingénieurs responsables.
Car le discours dominant, et la manière dont sont enseignées les sciences aujourd’hui, sont aussi une manière qui permet aux étudiants de rester aveugles à un certain nombre de causes majeures, qui sont environnementales, sociales, politiques, ou techniques. Des valeurs comme le libéralisme, la croissance, le progrès, ont été naturalisées et ne sont pas remises en cause. Dans ce régime néo-libéral des sciences, qui est de plus en plus décrit par les sciences humaines, les questions environnementales, parmi tant d’autres, sont absorbées, digérées et abâtardies sous forme de greenwashing, comme la « croissance verte ». Un ingénieur responsable sera quelqu’un capable de mettre en question, de critiquer, pour éventuellement les reconstruire, ce genre de discours et de valeurs héritées. La sociologie, l’histoire, l’anthropologie, permettent d’avoir une perspective orthogonale qui vient contredire, critiquer, sans mettre à bas tout l’édifice scientifique.