«Il fallait faire quelque chose, car c'est mon héritage»

Hamest Tamrazyan, collaboratrice au Laboratoire d'humanités digitales © EPFL

Hamest Tamrazyan, collaboratrice au Laboratoire d'humanités digitales © EPFL

Hamest Tamrazyan est arrivée en juin 2022 à l’EPFL grâce à une bourse du Fonds national suisse (FNS) pour les chercheurs ukrainiens. Après avoir fui la Crimée puis Kiev, elle s’installe en Suisse et rejoint le Laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL (DHLAB) où elle travaille à la sauvegarde du patrimoine arménien menacé par le conflit avec l’Azerbaïdjan.

Depuis 2022, la vie de Hamest Tamrazyan est prise au croisement de deux conflits. Le premier, l’invasion de l’Ukraine par la Russie au mois de février dernier, l’a contrainte à quitter Kiev où elle était professeure associée de linguistique. Le deuxième, moins médiatisé, est celui qui occupe aujourd'hui son travail de recherche. En septembre 2020, l’Azerbaïdjan a attaqué le Nagorno-Karabakh, un territoire contesté avec l’Arménie, déclaré république indépendante en 1991. L’Azerbaïdjan occupe désormais 80 % de cette région à majorité arménienne et y mène une politique de réécriture de l’histoire.

«L’Arménie est le premier pays à avoir adopté le christianisme comme religion d’état, en 301, une dizaine d’années avant l’Empire Romain», explique Hamest Tamrazyan, qui est elle-même d’origine arménienne. «Il y a donc de très nombreuses églises et tombes dont la construction s’étend du 4e au 19e siècle.»

Les interventions de l’Azerbaïdjan visent à démontrer que le Nagorno-Karabakh n’a jamais été arménien. L’astuce consiste à attribuer ces monuments religieux aux «Albanais du Caucase», une population convertie au christianisme aux 4e et 5e siècles, tombée sous la juridiction religieuse de l'Eglise Arménienne en 705. L’«albanisation» du territoire passe par la destruction systématique des inscriptions sur les tombes et les églises, inscriptions rédigées dans le caractéristique alphabet arménien qui n’est utilisé que pour cette langue. Selon les mots du ministre de la Culture azerbaïdjanais Anar Karimov, l’objectif de l’opération est de retirer «les traces fictives écrites par les Arméniens sur les temples Albanais». À ce jour, 89 églises, 20 000 tombes et plus de 5000 monuments funéraires ont ainsi été détruits ou endommagés.

Le 9 mars 2022, une résolution de l’Union Européenne faisant état de la mise en danger du patrimoine arménien du Nagorno-Karabakh pique l’intérêt d’Hamest Tamrazyan, jusque-là linguiste: «Il fallait faire quelque chose, car c’est mon héritage. Et la seule chose que je pouvais faire, c’était de documenter à la fois les inscriptions dont on connaissait l’existence et l’ampleur des destructions, et donc créer un corpus des inscriptions arméniennes du Nagorno-Karabakh».

La linguiste s’est donc faite épigraphiste, c’est-à-dire spécialiste des inscriptions sur pierre. Mais avec une contrainte de taille: l’impossibilité d’aller sur place. Normalement, les épigraphistes ont leur pierre devant eux, ce qui leur permet d’utiliser différentes techniques pour déchiffrer l’inscription. Par exemple grâce à l’encrage d’une feuille posée sur la pierre, ou même en suivant les lettres avec les doigts pour mieux percevoir le relief.

Néanmoins, dans cette situation d’urgence, il a fallu bricoler. «Je n’ai que des photos, et souvent de mauvaise qualité!» explique Hamest Tamrazyan. Les images proviennent de livres, des tréfonds de Wikidata, de documents des années 1980 ou encore de contacts sur place, grâce à qui la scientifique peut documenter l'état actuel des inscriptions. «J’ai pu rencontrer notamment Armine Hayrapetyan, directrice du service de protection du patrimoine de la République d'Artsakh [la république autoproclamée qui revendique le Nagorno-Karabagh], qui a pu me fournir des photographies tirées de leurs archives. »

Humanités digitales et patrimoine

Une fois récupérées, la chercheuse annote ces multiples images via un outil développé au sein du DHLAB. Elle effectue d’abord la «transcription diplomatique» (le texte brut, qui ne comble pas les lacunes ou les abréviations), puis une interprétation en arménien, et enfin une traduction anglaise. «Au départ, je suis une philologue spécialiste de l’anglais, donc même si je peux lire l’arménien ancien, je contacte également des épigraphistes spécialisés pour m’aider», confie-t-elle. Au texte s’ajoutent les métadonnées de l’image, telles que la localisation de l’inscription, la date, la littérature scientifique publiée à son sujet.

«Il y a de grands dilemmes auxquels je dois toujours réfléchir. Par exemple, comment indiquer la position de l’inscription sur l’objet ? Nous avons des textes sur des frontons d’églises, sur des tombes, et aussi sur des Kachkars, qui sont des croix décorées typiques de la culture arménienne. Elles commémorent un événement, une personne, la construction d’un site. L’endroit où le texte est placé sur une Kachkar est crucial pour les chercheurs.»

Ce patrimoine ainsi préservé devrait profiter tant aux spécialistes d’histoire médiévale qu’aux philologues ou aux historiens de l’architecture. Riches en noms, dates et toponymes, ces textes sont une ressource inestimable pour comprendre l’histoire de l’Arménie et du christianisme ancien. L’objectif final du projet est de rendre cette base de données accessible en open access.

«C’est une grande première pour l’épigraphie arménienne», s’enthousiasme Hamest Tamrazyan. «J’ai été frappée de voir la quantité de projets développés dans les autres langues, alors que l’arménien est extrêmement sous-représenté dans le corpus linguistique et dans les humanités digitales.»

Le projet est aussi l’occasion pour la scientifique de faire ses armes sur le terrain des humanités numériques. «L’arménien ancien, je me débrouille. L’histoire, c’est bon. Par contre la programmation, je suis totalement ignorante! J’ai donc beaucoup lu, posé énormément de questions. Tous les membres du laboratoire ont été d’un grand soutien. En général, je sais ce que je veux faire, mais je ne sais pas comment le faire, techniquement. Mais Frédéric [Kaplan, directeur du DHLAB] est toujours là pour m’aider !»

Une vie entre les guerres

À l’EPFL, Hamest trouve aussi un peu de répit. «La vie a été très stressante depuis 2014. Nous étions installés à Sébastopol avec mon mari et mes enfants depuis 15 ans quand la Russie a envahi la Crimée. Il a fallu alors tout quitter pour Kiev et recommencer à nouveau. Notre départ d’Ukraine n’était pas prévu du tout. Pour leurs études, nous avions envoyé nos fils aînés à Erevan, la capitale de l'Arménie, pour qu’ils puissent se familiariser avec leur héritage arménien. En février 2022, nous avions prévu une semaine de vacances là-bas pour leur rendre visite, à un moment où je n’avais pas de cours à donner à l’Université. Il s’est avéré que nous étions dans le dernier avion pour Erevan. Nous étions partis pour une semaine de vacances, et nous ne sommes jamais revenus. En venant en Suisse, je crois donc avoir choisi le pays le plus stable au monde!»

Le projet a également complètement réorienté les intérêts de recherche de Hamest Tamrazyan, qui souhaite désormais se consacrer à la préservation de patrimoines en danger. Celui d’Arménie y tient une place particulière, à la fois par son héritage personnel et par sa situation unique: 80 % du patrimoine arménien se situe en dehors des frontières de l’état actuel, avec des monuments en Azerbaïdjan, Géorgie, Iran, Israël, Russie, Turquie et Ukraine. «Je viens d’apprendre qu’un grand nombre d’églises arméniennes en Ukraine sont aussi menacées. Cette fois ce n’est pas par une politique d’effacement de l’histoire, mais à cause des bombardements. J’aimerais que mes enfants sachent ce que leurs ancêtres ont réalisé, et donc contribuer à la préservation de cet héritage. Si j’y parviens, j’en serais honorée.»