«Il est essentiel de pouvoir faire les choses à sa manière»

Madiha Derouazi, diplômée de l'EPFL © Liliroze

Madiha Derouazi, diplômée de l'EPFL © Liliroze

Un vaccin pour guérir le cancer? Alors que peu y croyaient, c’est le projet un peu fou qu’a porté Madiha Derouazi, diplômée de l'EPFL, durant des années avec sa start-up AMAL Therapeutics.

Madiha Derouazi a obtenu son doctorat à l’EPFL en 2005. Elle a été consacrée l’an passé par le Prix de l’inventeur européen et recevra lors de la prochaine Magistrale un Alumni Award de la part de l’École. Rencontre avec une entrepreneuse qui a tracé son propre chemin.

Où avez-vous grandi et comment êtes-vous arrivée à l’EPFL ?

J’ai grandi à Genève et débuté mes études en biologie à l’Unige, avant de rejoindre la Technische Universität de Berlin en 1995. C’était alors le début de la biotechnologie et cette université constituait la référence dans le domaine, ce qui m’a amenée à franchir le pas, moi qui ne parlais pas un mot d’allemand !

Je suis arrivée à l’EPFL pour mon travail de Master, au sein du laboratoire de Florian Wurm qui dépendait de la section de chimie — à l’époque, les sciences de la vie n’existaient pas encore au sein de l’École. Je travaillais déjà à la production de protéine recombinante, qui me serait très utile par la suite pour la production d’un vaccin. Grâce à Florian, j’ai pu réaliser un stage aux États-Unis, chez Pfizer, avant de revenir effectuer mon doctorat à l’EPFL.

Initialement, vous souhaitiez plutôt poursuivre dans la voie académique. Pourquoi l’entrepreneuriat ?

Effectivement, à cette époque j’imaginais ma carrière dans la recherche et l’enseignement. Après avoir réalisé un postdoc en France au CNRS jusqu’en 2009, je suis revenue à l’Unige en tant que maître-assistante au sein du laboratoire du professeur Pierre-Yves Dietrich. C’était un cadre extraordinaire pour développer ma recherche, car j’avais accès à la connaissance liée à l’immunologie de base à travers Paul Walker, qui codirigeait le laboratoire, et à l’oncologie appliquée clinique
grâce à Pierre-Yves.

En 2011, j’ai souhaité obtenir une bourse du Fonds national suisse pour ma recherche, mais j’avais pour cela besoin du soutien de la Commission de la relève de l’Unige. Comme je travaillais sur les vaccins, la commission a jugé ma recherche trop appliquée et ne m’a pas accordé ce soutien. C’est à ce moment que mes rêves de carrière académique se sont arrêtés abruptement et que je me suis lancée dans l’entrepreneuriat en créant AMAL Therapeutics.

Madiha Derouazi a créé la start-up AMAL Therapeutics © Liliroze

Comment s’est passée cette transition ?

J’ai suivi un parcours qui est, je pense, relativement classique pour les entrepreneurs en Suisse romande. J’ai participé aux cours de Venturelab, bénéficié des financements de la Fondation pour l’innovation technologique et de Venture Kick, ou encore pitché lors de la première édition de la Start-up Champions Seed Night en 2012. Les programmes d’accompagnement sont nombreux et la difficulté est parfois de discerner ce qui est utile de ce qui ne l’est pas, et d’identifier les personnes qui souhaitent vous aider de celles qui vous approchent pour leur intérêt personnel. Pour cela, un certain bon sens est nécessaire. Le système d’accompagnement à l’innovation en Suisse n’est pas parfait, mais il est globalement très bon.

Je suis allée lever de l’argent directement auprès d’investisseurs pour le capital d’amorçage et cela m’a permis de sortir la technologie de l’université pour la breveter et réellement lancer la start-up. L’une des plus grandes difficultés pour une start-up biotech est d’accéder aux équipements nécessaires à son développement. Il existe de nombreuses structures à Bâle ou Zurich, mais c’est bien plus difficile en Suisse romande. J’ai eu la chance d’accéder à la Fondation pour recherches médicales à Genève, qui était en 2012 l’un des seuls lieux adéquats dans la région.

Par ailleurs, j’étais l’une des rares femmes dans le monde de l’entrepreneuriat à l’époque et il fallait être résiliente face à un environnement très masculin et parfois assez paternaliste, qui me laissait souvent entendre que je n’y arriverais jamais seule. Aujourd’hui, les personnes qui viennent me demander des conseils sont d’ailleurs essentiellement des femmes qui souhaitent devenir entrepreneuses et peinent à prendre confiance, car elles sont confrontées à la même problématique.

Lever de l’argent était difficile car à l’époque, personne ne croyait à l’immunothérapie

Madiha Derouazi

La plupart des vaccins sont préventifs, celui d’AMAL intervient lorsque la maladie est déjà apparue. Comment cela fonctionne-t-il ?

Le vaccin repose sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’immunothérapie. On sait à présent que cette approche apporte un bénéfice thérapeutique au patient, mais lorsque je me suis lancée, cela n’était pas encore démontré cliniquement. Le principe est d’administrer le vaccin à des personnes atteintes d’un cancer pour éduquer leur système immunitaire à reconnaître et combattre les cellules tumorales. C’est ce qu’on appelle un vaccin thérapeutique et cela n’est pas propre à l’oncologie – il en existe également pour des maladies infectieuses comme le VIH ou pour la maladie d’Alzheimer, par exemple.

Lever de l’argent était difficile car à l’époque personne ne croyait à l’immunothérapie et, de 2013 à 2015, toutes les grandes sociétés pharmaceutiques qui s’y attaquaient échouaient lors de leurs tests cliniques de phase 3. Mais avec de la détermination et de la résilience, je suis parvenue à convaincre des investisseurs de soutenir AMAL Therapeutics.

Madiha Derouazi © Liliroze

À mesure que l’entreprise grandit s’ajoutent de nouveaux enjeux : les aspects financiers, l’aspect managérial, la communication... Comment appréhende-t-on ces aspects lorsqu’on vient du monde scientifique ?

Cette vision globale et cette opportunité d’apprendre dans tous les domaines sont précisément ce qui est unique dans l’entrepreneuriat. Pour progresser en tant que CEO, il faut être capable de s’adapter à ces nouveaux enjeux et de diriger des personnes qui ont des compétences que vous n’avez pas.

Jusqu’à la clôture de la série A en 2016, j’étais toujours au laboratoire, tout en gérant la dépose de brevet ainsi que les aspects financiers et contractuels. Je faisais tout à ma manière, en découvrant par l’expérience. Pour vous citer une petite anecdote, lors de mon seed, lorsque les investisseurs m’ont demandé les bilans comptables de la société, je leur ai transmis tous les relevés de compte de la société depuis sa création ! Ça les a bien fait rire et c’est à partir de ce moment que j’ai commencé à faire appel à un cabinet comptable.

Pour moi, la partie managériale a toujours été un plaisir et l’équipe d’AMAL était incroyable. La plus grande difficulté tenait dans le recrutement et le fait de choisir les personnes avec les bonnes compétences, tout en tenant compte de la cohésion de l’équipe. Lorsque l’entreprise a été rachetée, l’équipe comptait 12 personnes — l’équipe a encore bien grandi depuis puisqu’elle compte aujourd’hui 22 personnes.

Pour progresser en tant que CEO, il faut être capable de s’adapter à ces nouveaux enjeux, et de diriger des personnes qui ont des compétences que vous n’avez pas.

Madiha Derouazi

En 2019 le premier patient de l’essai clinique KISIMA-01 a été vacciné. Était-ce le moment le plus émouvant de votre parcours?

Oui et, honnêtement, j’en ai pleuré. J’avais prévu de me rendre sur place aux États-Unis pour la première injection. C’est normalement quelque chose qui ne se fait pas, mais toutes les personnes impliquées, y compris le patient, étaient d’accord. Malheureusement, ils ont eu sur place au même moment une épidémie de rougeole et je n’avais pas eu le rappel nécessaire… je n’ai donc pas pu être présente. Mais l’investigateur principal m’a tenue informée à chaque étape et lorsque le SMS m’annonçant l’injection est arrivé tard le soir, ça a été un moment d’une grande émotion.

J’ai récemment quitté AMAL, quelques années après son rachat, mais les données les plus récentes publiées en 2021 lors du meeting annuel de la European Society for Medical Oncology démontrent que le vaccin est bien toléré ainsi que la présence d’une réponse immunitaire capable d’infiltrer la tumeur. On sait donc que le mécanisme fonctionne. L’entreprise continue son essai clinique KISIMA-01 dans le cancer colorectal métastatique et a plus récemment ouvert un deuxième essai clinique KISIMA-02 dans le cancer du pancréas. À présent, il reste donc à attendre les résultats cliniques.

Quelques mois après ces premiers tests, AMAL Therapeutics était rachetée par Boehringer Ingelheim pour 425 millions d’euros. Il s’agissait de la plus grosse acquisition de l’année pour une entreprise de biotechnologie. L’ampleur de la somme a-t-elle une signification à vos yeux ?

Oui, c’est un aboutissement dont je suis fière car rien n’a été facile. J’ai débuté seule et j’ai tout appris en progressant, de la levée de fonds à l’aspect légal, tout en montant une équipe et en gardant sans cesse une énergie positive malgré les obstacles. Initialement, beaucoup m’incitaient à laisser tomber et à retourner dans mon laboratoire. Mais au-delà du montant, il est évident que ce qui me touchera le plus, ce sera de découvrir si le vaccin fonctionne suite aux essais cliniques.

Lorsqu’on a développé une plateforme de vaccin, amené des molécules en clinique, porté un projet pendant tant d’années, c’est difficile de couper le cordon, et de 2019 à 2022 je suis restée à la direction de l’équipe. Je souhaitais m’assurer que la transition se passerait bien pour l’équipe et que l’entreprise garderait son indépendance au sein du groupe.

Vous dirigez à présent Speransa Therapeutics, où vous développez un vaccin de deuxième génération contre le Covid. Comment a débuté cette nouvelle étape ?

L’Université de Tübingen avait une plateforme vaccin, soutenue financièrement par le Gouvernement allemand et dont Boehringer Ingelheim est devenu le partenaire industriel. Au-delà du Covid, l’idée est de développer une plateforme vaccinale pour de potentielles futures pandémies. Nous avons nommé la société Speransa en clin d’œil à AMAL, qui signifie « espoir » en arabe. À partir de juin 2021, j’ai pris la direction de l’entreprise, en plus de celle d’AMAL — une période particulièrement chargée. En juin 2022, les premières doses du vaccin Covid étaient administrées aux patients.

Cette aventure va s’achever en fin d’année et, début 2024, je démarrerai une nouvelle aventure entrepreneuriale dont je ne peux pas encore dévoiler les contours, mais qui m’amènera à sortir de ma zone de confort.

Les entrepreneurs ne sont pas suffisamment armés pour aller discuter avec des investisseurs ou les entreprises pharmaceutiques.

Madiha Derouazi

Vous avez le souhait de développer un cours consacré au drug development. Cette dimension très concrète est-elle une lacune dans l’enseignement actuel selon vous ?

Les personnes qui réalisent un doctorat ou un postdoc aux États-Unis peuvent être exposées ou participer à des
National Institutes of Health de grande envergure dans lesquels des essais cliniques sont réalisés. Cela leur donne une idée très concrète des étapes nécessaires, du coût de celles-ci ainsi que de la manière de gérer les interactions et attentes de la Food and Drug Administration américaine. Ici, ce n’est absolument pas le cas et tout cela se découvre très tard dans le parcours d’un entrepreneur. Lorsqu’on est dans son laboratoire en Suisse, on n’a initialement aucune idée du type de sommes qu’il faut lever selon le stade de développement ni des différentes étapes d’un plan de développement de médicament. En somme, les entrepreneurs ne sont pas suffisamment armés pour aller discuter avec des investisseurs ou les entreprises pharmaceutiques.

Il existe bien quelques cours en Suisse, mais ceux-ci ne sont bien souvent pas donnés par d’anciens entrepreneurs, or rien ne remplace cette expertise. Les questions que je reçois de la part d’entrepreneurs en devenir sont d’ailleurs directement liées à ces problématiques – et ce sont des réponses que j’aurais moi-même aimé avoir à l’époque. Actuellement, je donne déjà quelques cours liés à l’entrepreneuriat et au développement de médicaments pour différentes institutions et programmes, que ce soit à l’EPFL, pour la Faculté des sciences pharmaceutiques de Genève ou encore FutureHealth Lausanne. J’aimerais aller plus loin et monter un cours de 20 heures pour les doctorants et postdocs, qu’ils envisagent de monter leur start-up ou simplement de mieux comprendre les perspectives professionnelles qui s’ouvrent en dehors des laboratoires.

Avez-vous eu le temps de profiter du campus durant votre doctorat à l’EPFL ?

Ce campus est réellement extraordinaire et, selon moi, il n’a que peu d’équivalents à travers le monde. La vie de campus y est magnifique. Je profitais régulièrement du centre sportif pour pratiquer l’escalade ou le beach-volley. J’ai aussi vu l’École évoluer, avec la création de la Faculté des sciences de la vie. Je garde de très nombreux contacts de cette époque, notamment avec les autres doctorants. À cette époque, je travaillais beaucoup sur le cycle cellulaire et devais rester au laboratoire jusqu'à 23 heures ou minuit, aussi allions-nous souvent boire quelques verres à Sat pour l’apéritif avant d’y retourner.

Y a-t-il un message que vous souhaitez passer à la nouvelle génération d’étudiantes et étudiants EPFL qui souhaiteraient se lancer dans l’entrepreneuriat ?

De prendre le meilleur des conseils, mais de ne pas se sentir obligé de tout suivre à la lettre. Dans l’entrepreneuriat, il est essentiel de pouvoir faire les choses à sa manière.

PROFIL

2000
Master en biotechnologie à la Technische Universität de Berlin

2005
Doctorat en biotechnologie à l’EPFL

2012
Fondation d’Amal Therapeutics

2019
Vente d’Amal Therapeutics à Boehringer Ingelheim pour 425 millions d’euros

2021
Prend la tête de Speransa Therapeutics