Fuir son pays et rebondir grâce aux mathématiques

Ali Naqi Rafiei et Suzana Aron © 2025 EPFL/Alain Herzog

Ali Naqi Rafiei et Suzana Aron © 2025 EPFL/Alain Herzog

Ali Naqi Rafiei et Suzana Aron étudient depuis ce printemps dans le Cours de mathématiques spéciales en trois semestres (CMS-3), qui vise à ouvrir les portes de l’EPFL aux personnes ayant déposé une demande d’asile en Suisse. Ils viennent respectivement d’Afghanistan et d’Érythrée. Rencontre.

La première fois qu’Ali Naqi Rafiei est descendu du métro à l’arrêt EPFL, il s’est demandé s’il ne s’était pas trompé. « Je pensais qu’ici c’était une usine, car à l’extérieur c’est très métallique et, à part le SwissTech, cela ne correspondait pas vraiment à l’image que j’avais d’une université », sourit-il. Ali Naqi est afghan, il a 25 ans. Il a fui son pays en 2021 peu après la prise de pouvoir des talibans, et il fait partie des 16 étudiants et étudiantes du Cours de mathématiques spéciales en trois semestres (CMS-3).

Un programme préparatoire à l’EPFL, soutenu financièrement par la Fondation McCall MacBain. Il est destiné aux personnes qui ont déposé une demande d’asile en Suisse (en cours ou achevée), comme Ali Naqi ou Suzana Aron, qui fait aussi partie de la première volée du CMS-3. Elle a fui l’Érythrée en 2015. Après avoir essayé d’intégrer l’EPFL via l’examen d’admission, elle a appris l’existence du CMS-3 et a décidé de tenter sa chance pour, enfin, pouvoir poursuivre ses études universitaires. Lorsqu’elle a quitté Asmara, elle suivait son avant-dernière année en biologie appliquée au Mai Nefhi College, l’Institut de technologie d’Érythrée. « Il faut savoir que là-bas, le service militaire est obligatoire. En high school (enseignement secondaire), nous avons les cours la semaine et la formation militaire le week-end. La dernière année est uniquement consacrée à l’armée. Ensuite, que l’on continue les études ou que l’on travaille, le service national se poursuit et en tant que femme, il n’est pas vraiment possible de choisir sa carrière professionnelle. »

Les mathématiques, lorsque je ne comprends pas, c’est comme si je n’ai pas mes lunettes, je vois seulement une image très vague. Mais quand je comprends, je suis fier, tout s’assemble comme un repas très délicieux.

Ali Naqi Rafiei, étudiant au CMS-3

Nouveau départ sur un canot pneumatique

Au moment où ils ont déposé leur dossier de candidature pour le CMS-3, Ali Naqi et Suzana n’ont pas osé trop se projeter. Ils ont donc été d’autant plus heureux d’apprendre qu’ils avaient été retenus, car le parcours pour en arriver là a été ardu. « C’était comme jouer avec sa propre vie », avance Ali Naqi. Lorsqu’il est parti, il venait de terminer ses 12 ans de scolarité obligatoire et d’être sélectionné via un concours national pour étudier le génie civil à l’université d’Hérat. En parallèle à ses études, il donnait des cours d’anglais à des enfants. Mais l’arrivée des talibans a tout bouleversé. Pour lui offrir un avenir, ses parents ont vendu la maison. Lui seul a pu partir, ses trois frères et sa sœur sont restés à Hérat.

Direction l’Iran d’abord où il a travaillé deux ans dans un fastfood pour gagner de quoi payer son trajet vers l’Europe. Puis la Turquie où « ils sont beaucoup plus durs avec les migrants ». De là, il a embarqué sur un canot pneumatique avec une soixantaine de personnes et passé quatre jours et cinq nuits en mer avant d’arriver en Italie. « À proximité de la Grèce, nous sommes entrés en collision avec un grand bateau, on a continué sans savoir si on allait couler. Les conditions étaient très dures, après un jour et demi, nous n’avions presque plus rien à boire et à manger », raconte-t-il dans un français qu’il maîtrise déjà très bien. Ensuite, Ali Naqi a choisi de rejoindre la Suisse où il a séjourné dans une dizaine de foyers et autant de cantons. « Depuis le mois de septembre, je vis en colocation à Blonay. C’est plus agréable, car en foyer, je n’arrivais pas bien à dormir et c’était compliqué pour les études. Pour moi, le niveau est difficile, il faut que je révise plus. Les mathématiques, lorsque je ne comprends pas, c’est comme si je n’ai pas mes lunettes, je vois seulement une image très vague. Mais quand je comprends, je suis fier, tout s’assemble comme un repas très délicieux », illustre-t-il, lui qui est un adepte de cuisine.

Quand j’étais petite, mon père me motivait toujours, par exemple en m’offrant quelque chose de spécial si j’étais dans le top 10. J’ai quitté l’Erythrée à 18 ans avant d’avoir terminé mes études universitaires et sans rien dire à ma famille. Je sais qu’il était déçu et j’ai vraiment envie de réussir pour le rendre fier.

Suzana Aron, étudiante au CMS-3

Ne pas arrêter d’espérer

Les mathématiques, c’est la branche de prédilection de Suzana, comme la chimie et la biologie, qu’elle apprécie aussi beaucoup. Elle a en commun avec Ali Naqi d’avoir fui son pays, avec, pour tout bagage, un sac assez léger et modeste pour ne pas se faire repérer. En compagnie de quatre amies, elles ont marché plusieurs jours de l’Érythrée jusqu’au Soudan, puis elles se sont séparées. elle a continué seule son trajet vers la Libye, dont elle garde un souvenir amer et éprouvant. Puis, elle a embarqué sur un canot bondé, la peur au ventre en pleine mer, avant que tout l’équipage soit secouru par un bateau italien. Se reconstruire après ce périple a pris du temps. « C’est seulement quand je suis arrivée en Suisse romande en 2018 que j’ai pu avoir accès à des cours de l’EVAM. Avant, les journées étaient très longues car je ne pouvais rien faire. Mais il ne faut pas arrêter d’espérer et essayer pour voir si ça marche. » Aujourd’hui, elle vit dans un appartement à Villeneuve, et travaille ponctuellement dans une petite épicerie.

Son vœu pour la suite ? « Avoir un emploi dans le domaine du biomédical ou de la bio ingénierie. Quand j’étais petite, mon père me motivait toujours, par exemple en m’offrant quelque chose de spécial si j’étais dans le top 10. J’ai quitté l’Erythrée à 18 ans avant d’avoir terminé mes études universitaires et sans rien dire à ma famille. Je sais qu’il était déçu et j’ai vraiment envie de réussir pour le rendre fier. »

Au semestre d’automne, Ali Naqi et Suzana ont rejoint les étudiantes et étudiants du CMS classique. Tous les deux avouent que l’informatique est complexe pour eux, car ils ne l’ont jamais étudiée. Il n’est pas aisé non plus de se créer un réseau, de faire des connaissances. « Je suis frappé de voir que les gens ici ne se parlent pas, par exemple dans les transports, c’est très froid, il n’y a pas d’interaction », s’étonne Ali Naqi. De son côté, que rêve-t-il pour sa vie professionnelle ? « Réussir le CMS est déjà un gros challenge, alors on verra, mais j’aimerais avoir un bon travail, bien gagner ma vie, aider d’autres personnes. Surtout que mes parents soient heureux et fiers, car ils ont souffert et se sont sacrifiés pour moi. »


Auteur: Laureline Duvillard

Source: Bureau de l'Egalité

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