«Être proche du terrain augmente ma crédibilité auprès des étudiants»
Un pied sur le terrain, l’autre dans un auditoire. Parallèlement à sa charge de cours, le meilleur enseignant 2022 de la section de génie civil de l’EPFL co-dirige deux bureaux d’ingénieurs. Une double casquette qui, de l’avis d’Aurelio Muttoni, profite aussi bien à ses étudiants qu’à ses associés.
Les architectes sont des créatifs, les ingénieurs des rationnels. Dans l’imaginaire collectif, on a tendance à ranger ces deux métiers dans des tiroirs bien distincts, constate à regret Aurelio Muttoni. Or, selon le meilleur enseignant 2022 de la section de génie civil de l’EPFL, l’activité d’ingénieur peut être très créative. «J’irais même plus loin: elle doit l’être».
Aurelio Muttoni revient 300 ans en arrière, à l’époque des bâtisseurs. «Même si les moyens techniques étaient bien plus limités qu’aujourd’hui, la profession était plus ouverte; les ingénieurs de l’époque étaient encouragés à avoir une vision, à penser plus loin que le bout de leurs feuilles de calcul.» Puis vint la période – entre la deuxième moitié du 19e siècle et les années 1920-1930 – «où les matériaux de construction étaient devenus tellement chers qu’il fallait rivaliser d’inventivité pour les économiser, ce alors même qu’on bâtissait à un rythme effréné».
Les années 1960-1980 sont malheureusement venues plomber cet élan créatif, souligne le directeur du Laboratoire de construction en béton de l’EPFL. L’économie des matériaux n’était plus nécessaire et les constructeurs se voulaient pragmatiques. «Je déteste ce terme, ‘pragmatique’, qui renvoie à une forme de simplisme.» Crises financières et sensibilité environnementale aidant, on assiste actuellement au retour de cette «volonté d’utiliser le moins de matériaux possible». Conséquence réjouissante, la créativité s’en trouve une fois de plus dopée. «Je suis convaincu que dans la plupart des cas, il est possible – moyennant un peu d’engagement de la part de tous les acteurs de la construction - de se passer de 50% du ciment utilisé en Suisse, et ce sans avoir recours à des matériaux alternatifs.»
Le calcul au centre
«La créativité, mais aussi l’efficacité, naissent de la collaboration entre les différents corps de métiers», poursuit Aurelio Muttoni . En ce sens, le fait qu’ingénieurs, architectes et spécialistes des sciences de l’environnement soient sous le même toit à l’EPFL «constitue un énorme avantage». Par contre, le professeur ne partage pas l’avis de ceux qui plaident pour une formation et un métier hybrides, à cheval entre architecture et génie civil. «À chacun sa spécificité.»
Cette formation spécifique en génie civil, sur quoi repose-t-elle? «A une ère où la technique du bâtiment devient de plus en plus sophistiquée, le calcul figure plus que jamais au cœur du métier; on peut le regretter, mais c’est une réalité à laquelle on n’échappe pas.» Certes, les calculs analytiques les plus compliqués peuvent désormais être délégués à des ordinateurs, «mais cela n’empêche pas la nécessité de les comprendre, ce qui permet d’une part de mieux modéliser les structures et d’autre part, de détecter les éventuelles erreurs plus rapidement». Parallèlement, l’ingénieur estime qu’il faut accorder une place accrue à la question du sens. Les étudiantes et étudiants doivent saisir «pourquoi ils font un calcul autant que comment le faire».
Approche intuitive
«Mon enseignement est ‘noir-blanc’», auto-analyse Aurelio Muttoni. «La partie théorique est très scientifique et rigoureuse.» Quant aux exercices, «ils sont extrêmement pratiques». Ce côté quelque peu schizophrénique de ses cours, tout comme le fait que l’enseignant privilégie une approche inductive et qualitative, «déboussole parfois les élèves». Mais il reflète bien la personnalité et le parcours de l’ingénieur tessinois. «Après le gymnase, j’ai beaucoup hésité entre la physique et l’architecture.» Issu d’une famille d’entrepreneurs sur plusieurs générations, «je me suis dit que le génie civil constituait un bon mélange».
Lorsqu’il a achevé son doctorat à l’ETH Zurich, son directeur de thèse lui a proposé de partir faire de la recherche au Japon. Très peu pour lui. «Moi, je voulais bâtir.» Il retourne alors dans son Tessin natal et intègre un bureau d’ingénieurs. Quelques années plus tard, le célèbre Mario Botta, qui était en train de fonder son Académie d’architecture à Mendrisio, le contacte afin de lui proposer de venir enseigner les notions de structure. «C’est là qu’est né chez moi le plaisir de l’enseignement.»
C’est là aussi, en tentant de transmettre cette matière très technique «à un auditoire de futurs architectes qui me regardaient avec de grands yeux ronds», que l’ingénieur a compris qu’il ne servait à rien de proposer à ses étudiantes et étudiants de la matière simplifiée. «J’ai complètement réinventé mon cours et même écrit un livre basé sur une approche intuitive et des méthodes graphiques.» Quasiment exempte de calculs, cette approche «aide à comprendre le fonctionnement des structures, condition sine qua non pour pouvoir les concevoir».
Double casquette
Quelques années plus tard, sa méthode ayant fait ses preuves, Aurelio Muttoni réalise que cet enseignement développé pour les architectes pourrait très bien convenir aux ingénieurs, «d’autant qu’à l’époque de mes propres études, j’avais été profondément insatisfait par les cours». En 2000, il rejoint donc le corps professoral de l’EPFL, section génie civil. Quelques années plus tard, nouvelle révélation: «J’ai constaté qu’à force d’être éloigné du terrain, j’étais en train de devenir trop académique.»
Ni une, ni deux, il demande que son taux d’activité à l’EPFL soit réduit, réintègre son ancien bureau d’ingénieurs au Tessin et en ouvre un autre près de Lausanne. «J’ai observé que ma crédibilité augmentait auprès des élèves.» Cette double casquette, Aurelio Muttoni la porte toujours. «J’ai l’impression que par effet de synergie, elle a une influence positive aussi bien sur mon travail d’enseignant à l’EPFL que sur celui d’ingénieur sur le terrain.»