«Être ingénieur, c'est déjà être entrepreneur»
Diplômé de l’EPFL en microtechnique, Steve Anavi est le cofondateur de Qonto, qui propose des services financiers entièrement digitalisés aux petites et moyennes entreprises, ainsi qu’aux indépendants. Alors que sa société était en 2022 la start-up la plus valorisée de France, il revient sur les clés de ce succès, mais aussi sur les défis qui ont marqué son parcours d’entrepreneur.
Avant de parler de votre parcours professionnel, comment vous définiriez-vous d’un point de vue plus personnel?
En termes de passions personnelles, c’est un peu tarte à la crème, mais j’aime beaucoup voyager et apprendre de ces voyages. Ce n’est pas un hasard si je suis parti en Suisse, puis au Japon dès mes études. D’un point de vue culturel, je m’intéresse beaucoup à la peinture d’après-guerre et j’aime beaucoup lire, qu’il s’agisse de romans ou de livres de management. En termes de valeurs, je dirais que le droit à l’erreur est essentiel à mes yeux, mais j’attache une grande importance à l’intégrité et à l’éthique de travail. Enfin, en dehors du travail, qui reste très important dans mon épanouissement, c’est bien sûr à ma femme et à nos deux enfants que je consacre l’essentiel de mon temps.
Comment avez-vous rejoint l’EPFL?
J’ai grandi en France, mais je connaissais déjà bien l’EPFL: ma sœur y avait fait ses études en mécanique et mon père avait étudié à l’EPUL. Enfant, j’étais le geek de la famille, je passais du temps à démonter et remonter des ordinateurs. C’est donc naturellement que j’ai choisi la section microtechnique. En 2005, je suis parti à l’Université de Tokyo pour réaliser ma thèse de Master. La culture japonaise m’a beaucoup marqué ; je l’ai d’ailleurs mise en pratique en adoptant dans mon entreprise des principes du lean management, qui trouve sa source chez Toyota.
Pourquoi avoir décidé d’effectuer un MBA très tôt, alors que vous n’aviez pas 30 ans?
Lorsque j’ai obtenu mon diplôme EPFL, je ne souhaitais pas nécessairement devenir ingénieur au sens strict du terme. J’ai débuté ma carrière au sein du cabinet de conseil Deloitte, en 2007, en rejoignant une équipe assez jeune, qui se démarquait par son fort esprit entrepreneurial. Puis, en 2011, j’ai décidé de réaliser un MBA au sein de l’Insead, d’abord sur le campus de Singapour, puis à Fontainebleau. C’était une manière de prendre confiance en moi et de continuer à m’ouvrir sur le monde, en rencontrant des personnes extrêmement talentueuses dans leurs domaines respectifs. Cela représentait aussi un excellent complément à ma formation en ingénierie. Au terme de ce MBA, en 2012, j’ai rejoint Groupon en tant que directeur des opérations, où j’ai pu développer mes compétencesen management.
Vous connaissez votre associé Alexandre Prot depuis longtemps. Comment arrive-t-on à la conviction qu’une personne est la bonne pour s’engager ensemble dans l’aventure entrepreneuriale?
Effectivement, nous nous connaissons depuis l’enfance: nous étions à l’école ensemble. En 2012, lors d’une soirée, nous avons discuté de nos projets respectifs et l’envie est née de collaborer. Nous avons décidé de nous associer avant même d’identifier notre projet.
Pour moi, ce choix d’associé s’est fait de manière très organique. On entend souvent dire qu’il est nécessaire de trouver des cofondateurs aux compétences complémentaires, ce qui constitue indéniablement un avantage, mais notre décision a été prise différemment. Nous avions les mêmes valeurs, la même ambition et prenions beaucoup de plaisir à développer des idées ensemble. Le moment s’y prêtait bien également: Alexandre venait de quitter sonentreprise et j’y réfléchissais aussi de mon côté.
Les recettes qui vous amènent au succès peuvent à la longue devenir un frein à votre croissance.
En 2013, vous fondez une première entreprise, Smokio, active dans le domaine des objets connectés. Quels enseignements tirés de cette première expérience vous ont été utiles au moment de créer Qonto en 2016?
À l’époque, les objets connectés étaient au centre des conversations. Parallèlement, la cigarette représentait la première cause de décès non naturels. C’est de ce constat qu’est née Smokio, qui proposait les premières cigarettes électroniques connectées. Cette expérience nous a d’abord confirmé que notre binôme fonctionnait. Malgré un taux d’échec des jeunes entreprises élevé, la nôtre a rencontré un succès relatif, jusqu’à être rachetée en 2015. L’expérience nous a également confortés dans la conviction que le rythme et l’intensité liés au métier d’entrepreneur nous convenaient bien.
En revanche, le choix d’un marché lié aux objets physiques a constitué un exercice difficile, car itérer y prend beaucoup de temps. Cela a certainement joué un rôle dans notre décision de nous tourner vers le numérique avec Qonto. De même, le domaine des cigarettes électroniques n’intéresse pas nécessairement l’ensemble de la population. Notre expérience suivante devait donc s’orienter vers un marché plus important, susceptible de parler au plus grand nombre.
Quelle problématique liée au marché bancaire vous a motivés à lancer Qonto?
En tant qu’entrepreneurs, nous avions expérimenté de manière très directe les difficultés que peuvent rencontrer les chefs de très petites entreprises (TPE) ou de PME vis-à-vis de leurs partenaires financiers: multiplicité des interlocuteurs et difficulté à les atteindre, problèmes pour effectuer un virement dès que le montant est un peu élevé, niveau de service décevant... En nous documentant, nous avons rapidement constaté que nous n’étions pas les seuls. Ce constat se traduisait en chiffres: le Net Promoter Score, c’est-à-dire la probabilité qu’un client recommande une entreprise, était négatif dans le secteur bancaire. La taille du marché des TPE et des PME, qui représente 50 milliards d’euros dans la zone euro, et le fait qu’aucune entreprise ne se démarque encore sur celui-ci ont achevé de nous convaincre.
Vous êtes revenu à l’EPFL en 2019, à l’occasion de la Startup Champions Seed Night. À l’époque, Qonto comptait 150 employés. Cinq ans plus tard, vous êtes plus de 1600. Comment avez-vous géré un développement aussi rapide?
L’aspect fondamental, c’est la capacité d’adaptation. Les recettes qui vous amènent au succès peuvent à la longue devenir un frein à votre croissance. Il faut donc sans cesse se réinventer et, pour cela, développer une culture d’entreprise dynamique, qui encourage par exemple la formation continue et le coaching, est essentiel. Une autre clé du succès tient dans la responsabilisation des équipes. Il n’y a rien de plus satisfaisant que de voir des employés de longue date se perfectionner et évoluer.
Enfin, la diversité joue un rôle moteur dans notre croissance. L’entreprise compte près de 80 nationalités différentes, 44% de femmes et notre comité de direction est paritaire. C’est grâce à cette diversité des parcours, des origines et des expériences qu’une entreprise peut former un tout supérieur à la somme de ses parties.
L’intelligence artificielle est sur toutes les lèvres. Est-ce une priorité pour vous?
À titre personnel, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. Mon travail de Master portait d’ailleurs sur le traitement d’images par des réseaux de neurones, ce qui constituait l’une des premières formes d’IA générative. Au sein de Qonto, nous l’utilisons notamment pour traiter et organiser l’information, afin de la rendre plus lisible à nos équipes et de les aider dans leur travail. Nous explorons l’idée d’étendre cette innovation à nos clients, pour faciliter la génération de certains documents ou les aider à mieux comprendre leur activité financière,
par exemple.
Tout dans le quotidien d’un chef d’entreprise l’amène à penser que la relation client n’est plus son rôle, mais la déconnexion de la réalité du terrain peut être très rapide.
En 2022, Qonto est devenue une licorne et était même la start-up française la mieux valorisée. Que représentent ces distinctions pour vous?
La valorisation d’une entreprise est un critère assez objectif: elle est liée à sa performance économique, à son potentiel de croissance, au degré de confiance dans le projet et bien sûr aux conditions du marché à un moment précis. C’est donc forcément encourageant, à la fois pour les actionnaires et pour l’équipe dont le travail est valorisé. Sans compter que cela offre une forme de visibilité médiatique. Néanmoins, cela ne change pas le quotidien ni le travail à fournir.
Vous évoquez vos actionnaires. Parmi eux, vous comptez le géant chinois Tencent, qui a récemment connu des difficultés légales et économiques. Est-ce que cela a un impact sur votre société?
Cela n’a pas d’impact, il s’agit d’un de nos investisseurs parmi d’autres. Constituer une table de capitalisation diversifiée est pour nous primordial et nous avons la chance d’avoir entre 10 et 15 investisseurs institutionnels de nationalités différentes: français, allemands, américains… Cette diversité parmi nos investisseurs est essentielle par leur complémentarité, chacun ayant ses forces et ses domaines de compétence. Concernant Tencent, l’intérêt pour nous tient dans leur très bonne connaissance du secteur de la fintech, puisqu’ils ont investi dans de nombreuses entreprises actives dans le domaine.
Fort de son succès en France, Qonto a commencé son développement international. Quels sont vos objectifs à court et moyen termes?
L’Union européenne compte 25 millions de PME. Celles-ci représentent 99% de l’ensemble des entreprises et 50% du PIB, c’est donc un marché énorme. Depuis septembre 2024, l’entreprise est présente dans huit pays. L’Autriche, la Belgique, les Pays-Bas et le Portugal sont venus s’ajouter à l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et bien sûr la France. Ce sont des pays où nous avons testé notre offre et où la réponse a été bonne: les difficultés que les entrepreneurs et PME rencontrent vis-à-vis de leurs banques sont très similaires à celles des pays où nous étions déjà présents. L’objectif à terme sera bien sûr de rejoindre de nouveaux marchés mais, avec l’ouverture récente de ces quatre pays, ce ne sera pas à court terme. Notre premier axe de croissance tient dans la consolidation de notre présence là où nous sommes déjà.
Une entreprise de services financiers n’est pas forcément le premier acteur auquel on pense pour être moteur de changement en termes de durabilité. Comment agissez-vous à votre échelle?
Le premier élément tient dans la nature même de l’entreprise: Qonto est un établissement de services de paiement, mais n’est pas à proprement parler une banque. Ces dernières font partie des organisations les moins bien notées en matière de durabilité, car elles investissent dans des industries polluantes, ou les financent, ce qui n’est pas notre cas. Notre dimension numérique, sans point de vente, permet elle aussi de limiter les émissions. Enfin, notre philosophie d’entreprise est proche du lean management, c’est-à-dire que nous cherchons à limiter tout gâchis de ressource dans notre activité, ce qui constitue de fait une approche durable.
La signature du serment d’Archimède lors de la remise de diplôme a été déterminante pour moi et m’a aidé à prendre conscience de l’importance d’utiliser nos compétences de manière éthique.
Malgré des émissions limitées, nous restons conscients de notre impact et considérons qu’il s’agit d’une responsabilité collective. Nous nous sommes fixé pour objectif de réduire notre empreinte carbone proportionnellement à notre croissance, soit 5% en 2023 et 10% en 2024. Plutôt que de créer uniquement des projets visant à réduire notre empreinte, nous souhaitons réconcilier par cette approche performance et durabilité.
En revanche, il est aujourd’hui plus compliqué d’agir sur les émissions liées à nos serveurs, l’enjeu étant avant tout du côté de nos fournisseurs de services cloud. Sur ce sujet, je pense que les écoles d’ingénieurs comme l’EPFL joueront un rôle essentiel, car la manière dont l’informatique et l’électronique sont conçues a un impact direct sur les émissions.
Qu’avez-vous appris en devenant entrepreneur?
Tellement de choses que cette question pourrait être le titre d’un livre! J’ai découvert à quel point les défis se succèdent de manière ininterrompue. C’est quelque chose que j’apprécie et que je recherche, mais il faut être capable de tenir le rythme et de se réinventer en permanence. J’ai réalisé l’importance du recrutement, à la fois car on dépend de celles et ceux qui travaillent pour l’entreprise et parce que cela constitue l’occasion d’apprendre de nouvelles personnes. J’ai pris conscience de l’importance de la relation client: tout dans le quotidien d’un chef d’entreprise l’amène à penser que ce n’est plus son rôle, mais la déconnexion de la réalité du terrain peut être très rapide. Enfin, même si nous avons la chance d’être deux, il faut accepter que le rôle d’entrepreneur peut parfois être très solitaire, en particulier face aux responsabilités.
En quoi vos études à l’EPFL vous ont-elles préparé à votre travail actuel?
Être ingénieur, c’est déjà être entrepreneur. L’entrepreneur a sans cesse besoin de résoudre des problèmes, ce qui est précisément le cœur de l’ingénierie. Et, comme l’ingénieur, l’entrepreneur cherche à créer de l’efficacité dans la chaîne de valeur. Ce parallèle est d’autant plus fort que bien souvent les solutions sont technologiques.
Mes projets de semestre à l’EPFL, par leur dimension très pratique, ont été des moments importants pour moi. De même, je conserve des souvenirs forts de certains de mes professeurs, comme Philippe Renaud et Peter Ryser, ou de certains cours, comme celui d’écologie industrielle. La signature du serment d’Archimède lors de la remise de diplôme a été déterminante pour moi et m’a aidé à prendre conscience de l’importance d’utiliser nos compétences de manière éthique. Ce type de valeurs que porte l’École, mais aussi sa diversité et son campus, me sont très chers.
Obtient son diplôme en microtechnique à l’EPFL
2011
Réalise un MBA à l’Insead
2013
Cofonde Smokio, entreprise active dans les objets connectés
2015
Cofonde Qonto, entreprise active dans les services financiers pour PME et TPE
2022
Qonto devient une licorne et la start-up française la mieux valorisée