Eric Mazur, une onde de choc dans l'enseignement
Le professeur de Harvard à l’origine de la méthode d’instruction par les pairs était à l’EPFL dans le cadre de la Journée de l’éducation. Discussion autour de la pédagogie avec ce physicien qui n’hésite pas à bouleverser l’ordre établi.
Il y a 35 ans, Eric Mazur commençait sa carrière d’enseignant à Harvard et héritait d’un cours dont personne ne voulait : la physique pour les non physiciens. Des futurs ingénieurs ou encore médecins percevant cette matière comme un mauvais passage obligatoire. Le jeune professeur assistant se colle à la tâche. Contre toute attente les évaluations sont excellentes et les étudiants réussissent bien leurs examens. Eric Mazur pense alors qu’il est vraiment un bon professeur de physique. «Ce qui était une illusion complète», assène-t-il. Interview avec un précurseur qui ne cesse de dépoussiérer l’éducation.
En quoi consiste la méthode d’instruction par les pairs dont vous êtes à l’origine ?
L’instruction par les pairs revient à enseigner de manière interactive, en questionnant. Car l’enseignement n’est pas simplement un transfert d’l’information. Vous n’apprenez pas à jouer du piano en écoutant des pianistes. Le plus important dans l’éducation est que les étudiants perçoivent le sens de l’information donnée, qu’ils l’assimilent, développent des compétences, des modèles mentaux, des manières de réfléchir. J’ai donc décidé de déplacer le transfert de l’information en dehors de la classe et de me concentrer en classe sur le processus d’assimilation, le ‘aha moment’.
Quel a été le déclic pour la mise en place de cette manière d’enseigner?
En 1990, je suis tombé sur un article de l’American Journal of Physics qui proclamait que les étudiants en physique ne poursuivant pas dans cette matière en avaient une très faible compréhension. J’ai pensé que cela était impossible, mais comme je suis un scientifique, j’ai appris à ne pas faire de suppositions. J’ai donc décidé de transmettre à mes étudiants le test évoqué dans l’article. Leurs mauvais résultats ont montré que j’avais un gros problème. Cela a été un tournant dans ma carrière, car j’ai pris conscience que j’aidais les étudiants à apprendre des astuces mais ils ne retenaient rien de ce qui était important.
Qu’avez-vous fait ?
A l’issue de ce test, les étudiants étaient choqués et inquiets pour leurs examens. Ils m’ont donc demandé de leur expliquer chaque réponse. Je me rappelle d’un problème qui m’apparaissait très facile. J’ai passé 20 minutes à détailler mon raisonnement mais ils ne comprenaient toujours pas. Sachant que la moitié de la classe avait répondu juste, dans un moment de désespoir, j’ai invité mes étudiants à discuter ensemble. Je n’avais jamais vu ça dans ma carrière, les 250 étudiants se sont mis à échanger et après deux minutes ils avaient compris le problème. C’est ce qu’on appelle la malédiction de la connaissance (curse of knowledge) ou l’angle mort de l’expert (expert blindspot). Plus vous devenez un expert, plus vous ignorez les difficultés conceptuelles et plus il est difficile d’enseigner à des étudiants débutants. Cette expérience m’a amené à mettre en place l’instruction par les pairs.
Concrètement, comment se déroule un cours ?
Les étudiants se penchent sur le contenu du cours avant de venir en classe. Durant le cours, j’enseigne en posant une série de questions. A chaque fois, ils doivent voter pour une réponse. Ensuite, je leur demande de trouver une personne qui a une réponse différente et de se convaincre mutuellement. Après deux à trois minutes, je procède à un nouveau vote. Souvent, le taux de bonnes réponses augmente. Lorsque les étudiants échangent entre eux, ils articulent leurs pensées et comprennent mieux. Je termine en donnant une courte explication avant de passer à la question suivante.
Qu’avez-vous observé avec cette approche ?
La première chose est l’engagement. Tout le monde échange, il ne s’agit plus d’être assis, à moitié endormi. La seconde est la circulation de l’information qui ne se fait plus uniquement de l’enseignant aux étudiants. Ces derniers se donnent des feedbacks. Finalement après la première année, j’ai doublé les gains d’apprentissage et après deux-trois ans, je les ai triplés.
En quoi consistent ces bénéfices ?
Tout d’abord il y a le contenu. Si en échangeant vous avez compris et eu le ‘aha moment’ vous le savez pour la vie, même si vous oubliez la réponse, vous conservez le raisonnement, car notre cerveau n’enregistre pas des faits mais des modèles mentaux. Ensuite, cela donne confiance et augmente le sentiment d’auto-efficacité (croyance en ses capacités de réussir) en physique. C’est très important, car cela permet de supprimer la réaction négative face à des problèmes de physique. Finalement, être capable d’articuler sa pensée nécessite une étape d’apprentissage supplémentaire. C’est un autre grand bénéfice. Une approche qui aide les étudiants à apprendre tout au long de leur vie. La clé de l’éducation n’est pas d’écouter quelqu’un parler, c’est de s’impliquer, d’expérimenter et de réfléchir plutôt que de prendre des notes.
Selon vous, quels sont les principaux défis en matière d’éducation pour les années à venir ?
L’enseignement supérieur s’apparente à un cartel. Pour devenir électricien, il faut un diplôme, pour devenir avocat il faut passer l’examen du barreau, pour enseigner à l’université il faut un doctorat. Un titre qui implique d’avoir rédigé une thèse et fait de la recherche mais pas de l’enseignement. Pourtant, à la fin de votre doctorat, on suppose que vous savez enseigner. C’est un non-sens. De plus, les professeurs s’autoévaluent puisqu’ils rédigent eux-mêmes les examens qui vont tester les connaissances de leurs étudiants et donc la qualité de leur enseignement. Cela ne se passe nulle part ailleurs dans la société et cela doit évoluer. La raison pour laquelle l’enseignement supérieur a si peu changé au fil des siècles est qu’il n’y a pas vraiment de responsabilisation et que nous ne traitons pas cette profession très importante comme les autres.
Qu’est-ce qui devrait évoluer ?
Nous devons radicalement changer la manière d’évaluer les étudiants. La plupart des cours se terminent par des examens dans lesquels les étudiants sont isolés et coupés de toute source d’information. Est-ce une situation qu’ils vont rencontrer plus tard dans leur vie ? Jamais. Nous mesurons donc quelque chose qui n’a pas de valeur car ils ne vont jamais travailler ainsi. Les étudiants se concentrent sur la mémorisation et trois jours après l’examen ils ont presque tout oublié. Il serait préférable de voir plus loin et d’évaluer les capacités de raisonnement, la créativité, l’esprit d’innovation.
Se focaliser sur les capacités de collaboration est également crucial, car c’est ainsi que fonctionne la société. L’éducation est axée sur l’individu et par la suite, les gens n’arrivent pas à travailler ensemble.
Avez-vous changé votre cours dans ce sens ?
Oui, j’ai tout revu pour faire un cours basé sur des projets. Les étudiants doivent réaliser six projets d’un mois en groupe. Ces derniers changent lors de chaque projet. Je m’assure que les étudiants ne se connaissent pas et que les projets soient assez difficiles pour qu’une personne seule n’arrive pas à le réaliser, cela crée ainsi une responsabilité sociale pour l’apprentissage. De plus, j’essaye de proposer des projets qui œuvrent pour le bien commun de la société, aident une organisation ou des personnes.
De quelle manière vous assurez-vous que chacun dans l’équipe accomplisse sa part de travail ?
A la fin du projet, je demande à chacun de s’autoévaluer et d’évaluer les autres membres de l’équipe. Les crédits sont distribués en fonction de ces évaluations. S’il y a eu une répartition équitable du travail, chaque membre de l’équipe reçoit le même nombre de crédits.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
Pour la partie de mon cours sur les ondes, l’isolation et le son, je propose aux étudiants un projet en lien avec El Sistema. Un programme créé au Venezuela dans les années 70 par l’économiste et musicien José Antonio Abreu, qui propose une formation musicale gratuite aux jeunes des quartiers défavorisés. Les enfants commencent très jeunes la formation et au début ils ont des instruments en carton, qui ne font pas de son mais sont beaux. Pour El Sistema, je demande donc à mes étudiants de créer un instrument de musique avec un son de qualité à partir d’objets recyclés. La physique devient un moyen pour améliorer leur instrument. Cela les encourage à lire le manuel de physique, car son contenu au lieu d’être une fin en soi les aide à accomplir un objectif qui a du sens pour eux.
Comment évaluez-vous vos étudiants ?
A la fin de chaque mois, nous présentons les projets dans un espace public et les étudiants doivent passer un examen oral. Je nomme un panel de juges, car tout enseignant qui évalue ses étudiants fait face à un conflit d’intérêt. La transition de coach à juge est impossible. Je briefe donc mes collègues sur les connaissances que mes étudiants doivent avoir acquises et ils les interviewent. Ils doivent poser la question à un membre de l’équipe. Par contre, la réponse détermine la note de toute l’équipe, donc si un étudiant du groupe a plus de peine, les autres vont travailler dur pour qu’il acquière toutes les connaissances requises. Cela fonctionne parfaitement et cela valide ma manière d’enseigner aux yeux de mes collègues. Et puis, l’avantage est que je reste le ‘ good guy’. Mais passer à cette approche basée sur des projets implique beaucoup de travail et d’ajustements mentaux.