«Enseigner permet de prendre de la distance avec certaines évidences»
Pas toujours facile de faire comprendre l’utilité des sciences humaines à de futurs ingénieures et ingénieurs. Et pourtant, c’est – presque – toujours avec le sourire que Jean-François Bert s’attèle à cette tâche.
Et en plus, il le dit avec le sourire. «Mes étudiantes et étudiants à l’EPFL sont très soupçonneux; je passe beaucoup de temps à leur expliquer pourquoi ce que je leur enseigne est utile pour eux.» Cette réticence, Jean-François Bert la leur pardonne volontiers. «Pour ces futurs ingénieurs, les sciences humaines sont à cent lieues de ce qu’ils ont l’habitude d’apprendre», constate celui qui a été désigné meilleur enseignant 2023 du programme en sciences humaines et sociales (SHS) de l’EPFL.
Justement, pourquoi est-il utile à de futurs ingénieurs en chimie, informatique ou matériaux de s’initier aux SHS? «Les étudiants ont tendance à penser qu’il s’agit de culture générale, de connaissances ‘nice to have’, bref, d’un surplus de savoir.» Or, à travers le prisme des sciences humaines et sociales, ils ont la possibilité «d’aiguiser leur regard critique et de développer une grille d’analyse qui leur servira - de façon transversale - dans leur parcours académique et professionnel, toutes disciplines confondues», explique l’enseignant, dont les cours portent notamment sur les liens entre savoirs, connaissances et croyances.
Le sociologue et historien des sciences sociales, qui partage son temps entre l’EPFL et l’Université de Lausanne (UNIL), insiste: «J’incite mes étudiants à ne jamais suivre les autoroutes de l’information, à prendre des chemins de traverse jusqu’au bout, quitte à ce qu’ils ne mènent nulle part.» Les jeunes, qui travaillent souvent en groupes, sont par ailleurs encouragés à dénicher d’autres sources qu’Internet. «Je leur laisse une énorme liberté dans le choix des sujets, de la méthodologie et des concepts, à condition que le tout repose sur une argumentation et une documentation solides.»
Le décentrement au centre
Jean-François Bert l’avoue bien volontiers, sa mission n’est pas de tout repos. «La participation à mes enseignements se fait sur une base volontaire et, le cas échéant, il n’y a pas d’obligation de les suivre sur plusieurs semestres.» Par conséquent, «j’ai dû me débrouiller pour construire mes cours afin qu’ils soient auto-suffisants, qu’il n’y ait pas la nécessité d’avoir reçu au préalable la moindre formation concernant la question des rapports historiques entre sciences et religion».
Cette contrainte est particulièrement forte en ce qui concerne le master. «D’après un décompte personnel effectué au début de chaque année, parfois plus du tiers des étudiants inscrits en master n’ont pas suivi mes enseignements précédents.» Dans le même ordre d’idée, chaque cours doit être pensé comme une unité finie, puisqu’il n’est pas certain que les personnes qui le fréquentent rempilent au semestre suivant. Cette situation «m’a conduit à adapter ma pédagogie», rapporte Jean-François Bert. «Comme indiqué précédemment, le principal enjeu ne consiste pas à transmettre des savoirs bruts mais à familiariser les étudiants avec le mode de pensée propre aux SHS, tout en faisant le lien avec leur futur métier.»
Au cœur de cette approche figure le décentrement, une démarche de type anthropologique obligeant les étudiantes et étudiants à rapidement développer certaines compétences critiques et analytiques. Par ailleurs, «je considère que mes enseignements doivent produire de l’élan; chacun des thèmes abordés en cours, qu’il vienne de moi ou constitue l’apport des étudiants eux-mêmes, est susceptible de devenir un projet de recherche à part entière».
Une perle bien cachée
Visiblement, Jean-François Bert n’est pas du genre à se laisser démonter par les défis. «Cette situation un peu particulière m’évite de rester dans ma zone de confort et m’amène à tester de nouvelles méthodologies». Et lorsque ces dernières s’avèrent convaincantes, l’enseignant n’hésite pas à les transposer à ses cours dispensés à l’UNIL, même s’il s’agit d’un auditoire davantage acquis à sa cause, puisqu’il est formé d’étudiants en histoire et anthropologie des religions.
La marmite de l’enseignement, le sociologue et historien est tombé dedans durant son doctorat. «Au début, ce qui me séduisait, c’était plutôt l’importance de la mission, le fait qu’elle avait du sens.» Rapidement, il a néanmoins été happé par la beauté intrinsèque de cette activité. «J’adore enseigner!», résume-t-il. «Cela me permet de prendre de la distance avec certaines évidences, d’être plus réflexif par rapport à mes propres recherches.» Jean-François Bert se dit également séduit par le côté théâtral de sa fonction. «Un cours doit être vivant!» Et puis, comme au théâtre, «on ne sait jamais ce qui va se passer, si la sauce va prendre ou pas auprès du public». Même si elle ne prend pas, tout n’est pas perdu. Bien au contraire, «c’est souvent dans les ‘mous’ des étudiants que se cache la vraie perle.»