Enseigner l'informatique et les enjeux sociaux : entretien croisé

Captology, un jeu sérieux développé par Sonia Agrebi et Yann Secq © 2025 EPFL/Julie Clerget
De la formation des enseignant·es à une approche inclusive du numérique, Yann Secq et Sonia Agrebi partagent leurs expériences et les défis rencontrés au fil de leurs projets.
Pouvez-vous évoquer vos parcours respectifs ?
Yann Secq : Je suis enseignant-chercheur en informatique à l’université de Lille. Je forme de futur·es développeurs et développeuses dans une partie de mon travail et dans l’autre partie, je forme des profs de collège et de primaire à l’enseignement de l’informatique.
Sonia Agrebi : Pour ma part, j’ai suivi des études en sociologie, puis je me suis spécialisée dans la sociologie du numérique, la sociologie de la jeunesse et des médias. J’ai voulu davantage me spécialiser selon mes intérêts et comme la sociologie s’enseigne principalement au niveau universitaire, j’ai enchaîné avec une formation en ingénierie pédagogique et ingénierie de formation.
Quelles ont été vos missions au sein du projet EduNum Vaud et comment celles-ci ont-elles évolué au fil des projets ?
Yann Secq : Mon rôle était de mettre en place la formation des enseignants et enseignantes au secondaire 1 pour l’enseignement de la science informatique. Ce projet a évolué et le CAS en science informatique couvre maintenant la discipline Éducation Numérique.
Sonia Agrebi : J’ai eu plusieurs casquettes et j’ai collaboré sur plusieurs projets touchant à plusieurs niveaux scolaires. L’un de ces projets plus spécifiques visait à créer des contenus de formation sur les enjeux sociaux du numérique en lien avec les disciplines. J’ai donc formé les enseignant·es du secondaire 1, toutes disciplines confondues à la sociologie du numérique. J’ai également contribué au manuel Décodage pour le cycle 2. À la suite de cela, j’ai rejoint l’équipe de Yann et c’est là que nos parcours ont convergé. Nous avons travaillé ensemble dans le cadre du CAS et plus précisément sur l’un des quatre axes principaux de la formation qui s’intitulait « Informatique et Société ».
Il y a deux ans, en 2023, j’ai repris les missions d’un collègue qui coordonnait le projet Modulo, une plateforme dédiée à l’enseignement de la science informatique au gymnase, en plus de l’organisation de la formation des enseignant·es aux enjeux sociaux. Enfin, il y a aussi un projet de bande dessinée en préparation…tout cela constitue donc beaucoup de missions différentes.
Depuis la fin du CAS en juin dernier, nous avons aussi entamé de nouveaux projets de formations similaires, à plus petite échelle, comme la formation d’enseignant·es dans d’autres cantons tels que Neuchâtel. Puis plus récemment, nous avons une grosse demande pour des formations sur la thématique de l’intelligence artificielle. Nous sommes régulièrement sollicités pour former les enseignant·es du gymnase sur cette question-là.
Yann Secq: L’un des aspects sur lesquels nous avons beaucoup travaillé ensemble ces derniers temps est celui des activités débranchées. C’est une modalité qui a très bien fonctionné auprès des enseignants et enseignantes. Je pense notamment aux jeux sérieux. Ils constituent l’une des composantes de la formation des enseignants. Une partie d’entre eux sont débutants en informatique et nous leur faisons vivre les activités que nous préparons pour les élèves dans le cadre de la formation. Cela leur permet de comprendre les concepts au travers de la même activité qu’ils utilisent ensuite avec leurs élèves. Ces jeux sont mobilisés dès le début dans la formation pour monter les enseignant·es en compétence et les mettre en confiance.
A la suite de ces formations, une communauté de pratique a été mise en place. Celle-ci s’est par la suite traduite par des journées de formation continue avec la FCUE pour permettre aux enseignant·es de continuer à apprendre de nouvelles choses et puis à échanger et partager leur expérience et leurs ressources. Cette année c’est l’un des éléments structurants de notre activité.

Pouvez-vous nous parler de ces jeux sérieux ?
Sonia Agrebi: La démarche est la suivante. Nous explorons différentes mécaniques de jeu, nous les testons avec des enseignant·es en formation qui ensuite les testent avec leurs élèves en classe. Nous nous appuyons sur leurs retours pour les améliorer et il y a donc plusieurs itérations pour chacun des jeux. Lorsque nous avons commencé à maîtriser les mécaniques de jeux, cela nous a permis de les décliner sur différentes thématiques.
Nous avons regroupé ces jeux accompagnés de leurs règles sur une page « Play and LEARN » afin de faciliter leur diffusion et leur utilisation au-delà des formations et de la médiation que nous délivrons ponctuellement.
Yann Secq : Nous avons, par exemple, un jeu calqué sur la mécanique des Mille Bornes intitulé « Captology» où les élèves endossent le rôle d’un·e concepteur·ice d’applications mobiles. Le but est d’amener les autres joueurs à passer le plus de temps devant leur écran en utilisant des fonctionnalités permettant d’accrocher l’attention le plus longtemps possible telles que les notifications, le scroll infini, l’autoplay et les publicités ciblées, par exemple. L’objectif d’apprentissage de l’activité porte sur l’économie de l’attention que les entreprises du numérique monétisent grâce à ces techniques. Cela permet aux élèves de prendre aussi du recul par rapport à leurs usages et de concrétiser le fameux adage « quand c’est gratuit, c’est toi le produit ! ».

Yann, vous vous intéressez également à la question du genre notamment dans le domaine de l’informatique, pourriez-vous nous en dire plus ?
Yann Secq: L’une des préoccupations que nous avions depuis le début de la formation est que très peu de filles vont vers la formation en informatique et donc, que l’on retrouve très peu de femmes dans le secteur du numérique. A titre personnel je me mobilise sur ces questions depuis longtemps et j’ai donc été amené à me demander si j’étais en train de faire « pire que mieux » avec les activités débranchées. Parce que les activités débranchées sont des activités de groupe et que dans un groupe mixte, les dynamiques tendent souvent à voir les garçons prendre le lead.
Nous avons été contactés par des collègues de Genève qui s'intéressent à cette question du déséquilibre de genre dans le numérique et nous avons pris la balle au bond afin de vérifier l’impact de ces activités-là.
Nous sommes partis d’une activité qui s’appelle « Potato Pirate » et avons testé cela avec l’aide des enseignantes du CAS. L’expérimentation consistait à faire utiliser l’activité débranchée par des élèves d’une classe pendant une première séance sur laquelle nous n’avions pas partagé de préconisation particulière avec les enseignantes impliquées.
Nous avons débarqué avec des caméras et des micros pour essayer de capter ce qui se passait au sein des groupes. Puis, nous avons eu un temps d’échange avec les enseignantes afin de connaître ce qu’elles avaient observé. Nous avons ensuite réfléchi à quelles modifications nous pouvions apporter dans l’organisation de l’activité qui permettrait peut-être de structurer les rôles et d’attribuer des rôles de pouvoir aux filles, dans le but de contrer une certaine dynamique de groupe. Ensuite a eu lieu une seconde séance et puis l’analyse et cela a donné cette étude.
Il est toujours difficile d’avoir une conclusion sur un si petit échantillon mais en tout cas sur les deux classes observées il n’y a pas eu de déséquilibre flagrant. Les déséquilibres étaient plutôt liés à la composition du groupe. C’est-à-dire que quand il y avait trois filles et deux garçons, les filles prenaient un peu plus la parole et quand il y avait une composition inverse, les garçons prenaient un peu plus la parole. Nous avons principalement détecté des situations dans lesquelles les rapports de pouvoir se manifestent plutôt dans un but de rappel à la règle, donc pas dans le but d’exercer une influence pour gagner, mais plutôt de ramener les élèves les plus dissipés dans l’activité. A priori donc, il ne semble pas que les garçons prennent le lead dans ces activités débranchées en groupe.