«Enseigner, c'est traduire des savoirs populaires»

Yves Pedrazzini, du Laboratoire de sociologie urbaine. 2025 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0
Si vous cherchez Yves Pedrazzini, c’est probablement dans la rue ou dans un club de punk que vous le trouverez. Varié et sans concessions, le parcours du meilleur enseignant 2024 de la Section d’architecture de l’EPFL est une ode au travail de terrain, au plus près des gens.
Il serait tentant d’écrire que le CV d’Yves Pedrazzini est hétéroclite, qu’il lui manque un fil rouge. Et pourtant, à y regarder de plus près, le parcours du meilleur enseignant 2024 de la Section d’architecture de l’EPFL, qui a grandi et étudié à Lausanne, est doté d’une cohérence interne qui le rend parfaitement logique, voire organique. Tout colle, tout s’assemble, tout est évident.
Quelques morceaux choisis pour commencer. Au gymnase, à Lausanne, celui qui allait devenir maître d’enseignement et de recherche auprès du Laboratoire de sociologie urbaine (LASUR) se retrouve en filière scientifique «alors que je n’étais pas du tout un scientifique.» Ses bonnes notes, il les doit au fait que «mon voisin de pupitre me laissait généreusement copier sur lui», rapporte-t-il avec un clin d’œil. Une stratégie qui ne suffit pas à lui assurer le bac: «J’ai raté les examens et me suis reporté sur un diplôme littéraire, qui ne donnait pas accès à l’université.»

«J’accompagnais sur l’un de ses terrains d’étude Alexandra Thorer dont j’ai dirigé la thèse EPFL.» © Alexandra Thorer - CC-BY-SA 4.0
Le punk pour école
C’est donc en auditeur que le jeune homme assistera aux cours de philosophie contemporaine qui l’intéressent à l’alma mater. « J’ai bien tenté l’École normale pour devenir instituteur, mais ai renoncé avant la fin du premier jour de cours. » Visiblement, la graine de l’enseignement n’avait pas encore germé. Ce sera donc le gymnase du soir, option langues. «Vu le nombre d’heures passées à écumer les salles de concert punk londoniennes, j’avais un bon niveau d’anglais», commente Yves Pedrazzini. Suivent, entre 1979 et 1982, des études de sociologie et d’anthropologie à l’Université de Lausanne, couronnées par une licence. Quant à son titre de docteur en architecture, décerné en 1994 par l’EPFL, il est lié à un travail de thèse «que j’ai fait un peu sans le savoir, ou du moins sans le vouloir véritablement», lâche celui qui a pris sa retraite à la fin de l’année académique 2023-2024.
Docteur malgré lui, vraiment? Pour comprendre, un petit retour en arrière s’impose: «À l’époque où j’ai obtenu ma licence universitaire, on encourageait moins qu’actuellement les étudiantes et étudiants à se lancer dans une thèse.» Yves Pedrazzini obtient néanmoins une bourse de chercheur avancé afin de poursuivre des travaux – déjà initiés en Suisse – sur les innovations culturelles en Algérie, au Mexique et au Venezuela. Il finira par passer 5 ans à Caracas, à étudier la transformation urbaine et les barrios, les quartiers informels de la capitale. De ces recherches découlera finalement une thèse ès sciences, dirigée par le pionnier suisse de la sociologie urbaine Michel Bassand.

© Yves Pedrazzini - CC-BY-SA 4.0
Sports de rue et bandits
Lorsqu’on entend le chercheur égrainer ses aventures académiques, on est frappé par l’empathie et la curiosité qui les sous-tendent. Yves Pedrazzini se passionne pour la musique alternative, les sports de rue, les mondes d’exclues et exclus, y compris de criminels. Sans juger, il va au contact des gens. «Mon travail consiste à m’intéresser aux personnes qui ne sont pas ‘défendues’ scientifiquement.» En échange, ces dernières lui ouvrent les portes de savoirs qui seraient sinon probablement restées closes. «À Caracas, j’ai beaucoup travaillé dans les milieux des gangs. Je côtoyais notamment un bandit qui connaissait la ville et son urbanisme mieux que n’importe quel universitaire.»

L’urbanisme des bidonvilles, l’histoire de la résistance des habitantes et habitants ordinaires à la violence de la planification urbaine et, de façon plus large, la manière dont les femmes et les hommes «habitent l’urgence»: ce thème central continuera à suivre Yves Pedrazzini tout au long de sa carrière académique. Il viendra s’entremêler au punk, qui, selon celui qui continue à collaborer au LASUR en tant que chercheur associé, n’est autre que «l’art de l’effondrement.» Le punk – et la notion de «punkspace», qu’il a inventée et qui renvoie aux univers démolis - «est le vrai fil conducteur de mon parcours», analyse le principal intéressé.

Comme des poupées russes
«Habiter l’urgence», c’est justement l’intitulé de l’un des cours qu’Yves Pedrazzini a dispensés aux étudiantes et étudiants de l’EPFL. «Qu’il s’agisse de favelas ou de camps de réfugiés, ces habitats conçus pour être éphémères se transforment au fil du temps en vraies villes» et nécessitent l’intervention «moins technique que politique» d’ingénieures et d’architectes. Ces derniers « en traduisent alors les savoirs populaires». Plutôt qu’un enseignant, le jeune retraité se voit lui aussi comme un traducteur. Dans ses cours, il a tenté de rapporter les connaissances des gens du terrain. Il compare cet enseignement à des poupées russes. «À l’intérieur, il y avait toute l’histoire critique du développement de l’habitat urbain, sans mettre la science sur un piédestal.» Le tout appuyé par de nombreuses images et servi à un rythme combinant «le flow et le slow».
S’il se dit heureux d’avoir reçu le prix du meilleur enseignant de section malgré des cours peu conventionnels et un ton résolument libre, Yves Pedrazzini ajoute en souriant que «le fait que je prenne ma retraite a probablement joué un rôle» dans l’obtention de cette distinction. La retraite, justement, il compte en profiter pour poursuivre – bénévolement – ses travaux. D’une part, ceux axés sur l’architecte et la résistance, au sein d’un collectif éponyme d’urbanistes en Suisse, en Espagne et au Venezuela. D’autre part, celui d’identification de la nouvelle matière sociale et spatiale de la ville contemporaine, qu’il aborde avec les outils intersectionnels du marxisme, des études postcoloniales et du féminisme matérialiste. «Un travail sans fin, admet-il, mais néanmoins utile dans le monde tel qu’il devient.»

